La belle époque

estrades d'honneur, des milliers de personnes, au coude à coude, occupaient tout l'espace disponible partout où l'immense statue demeurait visible. A ces spectateurs aux deux pieds sur terre s'ajoutaient ceux qui se massaient à toutes les fenêtres donnant sur la petite place, mais aussi ceux qui s'étaient juchés sur des poteaux et sur les toits environnants, y compris sur celui du grand bureau de poste.
    —    Ces étudiants doivent crever de chaleur, debout en plein soleil avec un «suisse» sur le dos, commenta la jeune femme en ouvrant son ombrelle pour se protéger.
    —    Ils sont encore jeunes et robustes, déclara Thomas en riant. Une bonne suée ne fera pas de mal à Edouard... Je...
    L'homme sursauta quand une grande détonation éclata au-dessus de sa tête. Un tonnerre d'applaudissements et les cris de la foule vinrent ajouter au vacarme, alors que de petits drapeaux du Royaume-Uni, du Vatican, de France et des Carillon-Sacré-Cœur tombaient du ciel.
    —Je me demande quel imbécile a inventé ces bombes étourdissantes. Il mériterait dix ans de prison.
    —    Ne sois pas grognon... Cela fait un peu de bruit, c'est tout. Regarde plutôt cette grande couronne: elle est bien impressionnante.
    Il s'agissait d'un grand diadème d'or et d'argent. La statue elle-même demeurait dissimulée par les grandes toiles violettes. Son socle de granit disparaissait presque totalement sous des amoncellements de fleurs.
    A deux heures trente, des détachements militaires vinrent se placer tout autour de la grande statue de quarante-cinq pieds de haut. Parmi eux, les zouaves gonflaient la poitrine avec une fierté de croisés prêts à pourfendre les infidèles. À trois heures précises, le gouverneur général Grey fit une arrivée remarquée dans son uniforme galonné d'or, un bicorne sur la tête, monté sur un magnifique cheval arabe et escorté de tout un escadron de hussards. Il descendit prestement de sa monture pour rejoindre son épouse sur l'estrade d'honneur, derrière la statue. Avant de s'asseoir, avec ostentation, il se pencha pour baiser l'anneau de monseigneur Louis-Nazaire Bégin, puis prit sa place entre sa femme et le prélat. Celui-ci, drapé dans sa soutane violette, vêtu d'une chasuble brodée d'or et coiffé d'une mitre, tenait sa crosse de la main gauche. Le berger régnait sur son grand troupeau recueilli. Le lendemain, les journaux affirmeraient que trente mille personnes s'entassaient dans les environs.
    L'arrivée du gouverneur général donna le signal du début des cérémonies. Le notaire Louis-Philippe Sirois, président du comité de la société Saint-Jean-Baptiste responsable de la réalisation de la grande statue, s'avança devant le socle de granit rose afin de prononcer un discours exprimant toute la reconnaissance du peuple canadien-français à l'égard de sa sainte mère l'Eglise, tout en formulant le vœu que son premier prélat rejoigne bien vite le panthéon des saints.
    — Aussi ne nous suffisait-il pas de posséder sous les dalles du sanctuaire du séminaire les reliques précieuses des ossements du Vénérable François de Montmorency-Laval, déclama-t-il d'une voix monocorde; il fallait, en attendant que l'Eglise donne à ce grand saint une place sur les autels, lui élever ce monument qui est la consécration définitive d'une gloire qui brille encore de tout son premier et vif éclat.
    L'effort oratoire fat si médiocre que peu de journaux, même les feuilles catholiques, se donnèrent la peine de le reproduire.
    Ensuite, quatre fillettes et quatre garçonnets apparurent au pied de la statue et des ecclésiastiques remirent à chacun des enfants le bout d'un ruban coloré.
    —    Nos seigneurs les évêques ont fait de beaux enfants, grommela Thomas à l'oreille de sa femme.
    —    Cesse de faire le gamin, gronda-t-elle. Parfois, je me demande qui est l'adulte, de toi ou d'Edouard.
    Ces enfants venaient des familles des évêques Bégin, Taschereau, Baillargeon et Turgeon, tous des successeurs de monseigneur de Laval sur le siège épiscopal de Québec. Ils remirent les extrémités des grands rubans au comte Grey. En principe, celui-ci devait tirer dessus pour élever le diadème et les grandes toiles accrochées à lui, afin de découvrir la statue. Dans les faits, il appuya sur un bouton, et un moteur électrique se substitua à ses muscles. L'œuvre monumentale de bronze, représentant le prélat bénissant les fidèles, suscita des