La belle époque
sexe afin de le maintenir en état de semi-érection. Elle éprouvait une surprise renouvelée, presque de l'émerveillement, pour sa faculté de susciter une telle excitation. Cela ne lui était arrivé qu'avec Thomas Picard, à un âge et dans une situation où, sans trop comprendre ce qui se passait, elle ne pouvait que subir. James, si facilement rougissant, poli, attentionné, ne la menaçait pas du tout. Bien au contraire, elle se sentait en plein contrôle de sa vie, de son désir pour lui.
— Où dois-je te déposer ? demanda-t-il en s'engageant dans la rue du Pont.
— Le mieux serait d'emprunter la Côte-du-Palais, puis de me laisser descendre rue des Remparts.
Le corps bien raide maintenant, les deux mains dans son giron, elle essayait d'incarner le rôle d'une femme respectable, conduite par un cousin, sinon un ami de la famille. A l'endroit convenu, James arrêta le cheval près du trottoir, fit le tour de la voiture afin de l'aider à descendre. Au moment où elle posait le pied sur le pavé, il demanda :
— Pourrons-nous nous revoir?
— ... J'aimerais bien.
— Ce sera un peu plus difficile. Frank Lascelles entend tenir des répétitions tous les jours, avec la date des spectacles qui approche. Et le soir...
— ... Je suis avec ma famille.
Elle baissa les yeux, les releva après un moment pour continuer :
—J'aimerais te revoir avant ton départ.
— Alors ce sera certainement possible.
Mine de rien, il réussit à saisir ses doigts pour les serrer un peu, puis monta précipitamment dans la voiture. Marie retrouva son sourire en regardant ses fesses se découper sous la fine toile de lin, puis elle se dirigea vers l'intersection de la rue Sainte-Famille. Elle emprunta bientôt la rue Couillard, ralentit le pas devant la maison Béthanie, tourna les yeux vers la construction aux fenêtres en ogive. L'immeuble gardait un air lugubre, ou peut-être cela tenait-il seulement à la conscience qu'elle avait de la somme des malheurs enfermés dans ces lieux.
Quelques minutes plus tard, Marie gravit l'escalier à l'arrière du commerce familial puis ouvrit la porte donnant dans la cuisine. Thalie devait se tenir à l'affût, car elle apparut tout de suite à l'entrée de la pièce pour demander:
— Maman, as-tu soupé ?
Il serait bientôt sept heures. Visiblement, la famille avait opté pour un repas hâtif, car de la vaisselle sale traînait dans l'évier.
— Oui, j'ai mangé, mentit-elle en tendant les mains.
La fillette vint se blottir contre elle, l'enserra dans ses bras, le visage contre son chemisier, la tête arrivant juste sous ses seins. Alfred apparut dans l'embrasure de la porte, le regard chargé de questions, les lèvres soudées pourtant.
— Pourquoi t'inquiètes-tu de savoir si j'ai mangé? questionna Marie en caressant les cheveux de sa fille.
— Nous voulons aller faire une promenade sur la terrasse. Viens-tu avec nous ?
La jeune femme plongea ses yeux dans ceux de son mari. Après un silence très lourd, ce fut lui qui répondit :
— Bien sûr, maman viendra avec nous. Tu prends un châle ? Tu risques d'avoir froid.
La gamine s'esquiva au pas de course. Les yeux d'Alfred sur sa femme devinrent inquisiteurs, cherchant des traces du péché. La jupe lui parut un peu froissée et la tresse, soigneusement nouée sur sa nuque ce matin, pendait entre ses omoplates, un peu lâche. A la fin, il murmura :
— Toi aussi, tu devrais prendre une petite laine.
Puis il se retira, rejoignit les enfants déjà debout devant la porte. Thalie saisit spontanément la main de sa mère et, dès qu'ils furent sur le trottoir, celle de son père, résolue à servir de trait d'union entre ses deux parents. Mathieu, plus circonspect, suivit un pas derrière. Ils empruntèrent la rue du Trésor, traversèrent la place d'Armes et marchèrent sous les yeux du Samuel de Champlain de bronze érigé là depuis dix ans.
Pendant un moment, ils se tinrent près de la balustrade de fonte, le regard sur le fleuve. Puis Alfred proposa, la voix un peu plus sereine :
— Alors, goûterons-nous l'un de ces fameux cornets de glace venu des Etats-Unis ?
— Oh oui ! clama Thalie alors que Mathieu répondait d'un sourire gourmand.
Déjà, une gravure de 1807 montrait une jeune femme mangeant de la crème glacée dans un cône au restaurant Frascati, à Paris. Pourtant, au début du XX e siècle, quelques
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