La belle époque
comment il parle de toi, en famille.
Innocente, la remarque laissa tout de même Thomas songeur.
Le long purgatoire d'Edouard s'achèverait, dans moins d'un an. Après une distribution de prix où il ne recevrait rien, riche d'un baccalauréat ès arts qu'il croyait complètement inutile, il prendrait sa place au grand magasin. En conséquence, ses relations avec son père prenaient une allure de camaraderie où certaines reparties audacieuses trouvaient leur place.
— Tu risques d'avoir très chaud, habillé de cette façon, intervint Elisabeth, désireuse d'éviter que la conversation ne continue sur la politique. Vous serez des milliers, on pourra vous suivre à l'odeur dans les rues de Québec.
— L'odeur de sainteté, sans soute, observa son père. Sans compter le discours de l'ineffable Adjutor Rivard, que vous écouterez debout en plein soleil.
— Si vous vous mettez à deux contre moi, maintenant !
Le garçon garda sa bonne humeur et avala son repas en vitesse afin de rejoindre ses amis au plus tôt. Quant à Eugénie, perdue dans ses pensées, elle jouait avec sa nourriture du bout de sa fourchette.
Un peu avant une heure, Édouard serra la main de Fernand devant le Manège militaire, envieux de son statut universitaire: il lui permettrait de défiler revêtu de son costume de ville.
— Nous serons combien, finalement? demanda-t-il en contemplant la petite foule autour de lui.
— Environ cinq mille. L'Université Laval et le Petit Séminaire fournissent le contingent le plus important, mais des élèves viennent de partout dans la province.
Le mouvement nationaliste tenait à démontrer sa force en rassemblant un pareil effectif. Lentement, la cohorte se forma, les jeunes gens se regroupant selon leur institution d'appartenance. Certains d'entre eux portaient des banderoles ou des panneaux où figurait le nom de celle-ci. D'autres préféraient agiter le drapeau Carillon-Sacré-Cœur.
Curieusement, il revenait d'ouvrir la procession au chef de la police municipale, Emile Trudel, revêtu d'un uniforme d'apparat chamarré et monté sur un cheval. Juste derrière lui, un détachement des troupes franches de la marine, dans un uniforme de drap gris orné de boutons de cuivre, un mousquet sur l'épaule, rappelait la lutte acharnée entre les Français et les Anglais menée au milieu du XVIII e siècle. Les figurants recrutés et vêtus par William Price afin de jouer le rôle des troupes de Montcalm dans une grande messe impérialiste se trouvaient conscrits pour l'importante démonstration nationaliste. Juste derrière les militaires défaits au moment de la Conquête venait un détachement de zouaves, les combattants du pape. La confusion entre l'Eglise et la nation, entretenue par les autorités religieuses et proposée aux élèves des collèges, s'exprimait très clairement ce dimanche après-midi.
Les membres de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française assumaient cet amalgame idéologique avec enthousiasme. La procession se mit en marche au son du O Canada. Les mots «Comme ton bras sait porter l'épée, Il sait porter la croix» résonnèrent dans la Grande Allée, puis dans l'avenue Dufferin. Les manifestants défilèrent devant le palais législatif, puis empruntèrent la Côte-d'Abraham afin d'atteindre la Basse-Ville. Par les rues Saint-Joseph, Saint-Paul et Saint-Pierre, ils contournèrent la falaise, afin de passer par la place Royale, le berceau de l'Amérique française, avant de revenir dans la Haute-Ville grâce à la Côte-de-la-Montagne.
Bientôt, tous les collégiens et les universitaires se regroupèrent sur la place d'Armes, sous les murs du Château Frontenac. De part et d'autre de la statue de Champlain, les troupes franches de la marine et les zouaves pontificaux formèrent des haies martiales. Quelques notables, dont le gouverneur général, une poignée de politiciens, des chefs religieux et nationalistes, occupaient les banquettes d'une petite estrade. Des badauds vinrent à l'extrémité est de la terrasse Dufferin afin de voir ce qui se passait. La cérémonie
put enfin commencer.
Le président de l'Association catholique de la jeunesse canadienne-française, Maurice Dugré, avait marché au premier rang de la procession avec une grande couronne de fleurs dans les bras. Il la déposa au pied de la statue, puis livra un discours convenu sur la grandeur réunie de Samuel de Champlain et François de Laval : toujours
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