La belle époque
fois ouvertes, donnaient aux deux pièces en enfilade l'allure d'une petite salle de bal.
Quand les deux jeunes filles et le garçon eurent refermé la porte derrière eux, Elisabeth souleva à son tour une mèche de cheveux afin de voir la blessure.
— Ainsi, les libéraux de la paroisse Saint-Roch ont chassé cet excité de Bourassa hors du fief de Laurier, déclara-t-elle d'une voix amusée.
— Ce n'est pas un excité...
— Un adulte qui crie les pires insultes du haut d'une tribune est un excité. Je suppose qu'être le petit-fils de Louis-Joseph Papineau lui permet de se croire à l'abri des poursuites légales.
Onze ans plus tôt, devenue, un peu à son corps défendant, préceptrice dans une famille bourgeoise, la jeune Elisabeth s'était efforcée de lire des informations sur l'électricité afin de pouvoir répondre aux questions de son jeune élève sans avoir l'air d'une sotte. Ayant passé dix ans à attendre tous les jours sagement le retour à la maison de son employeur d'alors, devenu son mari depuis, en parcourant tous les livres de la bibliothèque et de nombreux journaux, cette femme, devenue sa belle-mère, se révélait exceptionnellement bien informée sur la nouvelle lubie d'Edouard, le mouvement nationaliste.
Cela tenait bien sûr en partie au temps qu'elle pouvait y consacrer. Aucune grossesse n'était venue la détourner de ses savantes lectures, et le snobisme de ses voisines la condamnait à une bien petite ration de papotage hebdomadaire. Surtout, pas plus bête qu'une autre - en réalité, moins bête que la plupart -, elle en tirait ses propres conclusions.
— Bourassa est aussi remarquable que son aïeul... commenta le grand adolescent avec passion, avant de clamer: Aie, cela fait mal !
— Alors évite les mouvements brusques... Puis tu as bien raison, Bourassa vaut son grand-père. A en croire tes propres manuels d'histoire, ce personnage a fui Saint-Denis avant le premier coup de feu, en 1837. Le genre «Mourez pour mes idées, moi, je me mets à l'abri»...
Le jeune homme demeura un moment interdit, alors qu'Élisabeth lui adressait un sourire identique à celui qu'elle affichait dix ans plus tôt, au moment de débusquer les erreurs dans ses petits exercices d'écriture. Ce sourire-là avait gagné le cœur du garçonnet, sans condition.
— Ce n'est pas si simple. Il devait se préserver pour la révolution, la république à construire...
— Comme Bourassa tout à l'heure, alors que tu risquais ta vie pour notre peuple ?
Tout en faisant disparaître les dernières traces de sang de son visage, elle le contemplait de ses yeux rieurs.
— Non, pas du tout. Il a fallu le forcer à se retirer. Il faisait face à ces voyous...
— Ce qui ne le rend nullement plus admirable à mes yeux. Je suppose que ses deux bouledogues se trouvaient là aussi ?
Elle voulait dire Armand Lavergne et Olivar Asselin. Ce dernier, journaliste au Nationaliste, affectionnait les accès de violence - pas seulement verbaux, semblait-il - au point de devoir parfois paraître devant les tribunaux.
— ... Seulement Armand, admit Edouard en se disant qu'interdire aux femmes de voter, sous prétexte qu'elles ne comprenaient rien à la politique, tenait de la sottise.
— Dois-je me réjouir que tu ne subisses la mauvaise influence que d'un seul d'entre eux?
Elle examina son travail un moment, puis conclut :
— Tu seras déçu, il ne restera aucune cicatrice digne de ce nom à exhiber fièrement devant tes camarades de classe nationalistes, à la rentrée. En allant te coucher, dépose ces vêtements dans le panier à lessive.
Le garçon quitta son fauteuil, fit la bise à sa mère en lui disant «Merci». Son petit mal de tête menaçant de devenir lancinant, il obtempéra sans discuter. Au moment où il mettait la main sur la poignée de la porte, elle demanda encore dans un murmure :
— Qu'as-tu fait à cette brunette, Elise Caron ? Quand je suis arrivée, elle te regardait, les joues en feu.
— ... Rien.
— Je suis sans doute la seule personne au inonde à qui tu ne peux pas mentir. Fais tout de même attention, c'est une gentille fille.
— Parfois, tes facultés de voyante m'inquiètent.
Sur un clin d'œil, il s'esquiva.
Élisabeth vida le petit récipient dans l'évier, rinça longuement la pièce de toile à l'eau froide puis la mit à sécher. Avant de monter, elle passa la
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