La belle époque
fer, afin de mieux assurer son équilibre.
Sous les yeux de la fillette, presque sous ses pieds, s'entassaient les maisons commerciales et les domiciles privés de la Basse-Ville. Au-delà des trois ou quatre rues parallèles se trouvaient les quais. Des gens s'affairaient devant les petits vapeurs assurant la liaison avec la ville de Lévis, juste en face, mais aussi devant les bateaux plus imposants qui transportaient des passagers et des marchandises dans toutes les localités riveraines du Saint-Laurent, de Gaspé à Montréal. Le fleuve prenait une jolie teinte bleu sombre. La côte sud à droite, tout comme celle de Beauport à gauche, et l'île d'Orléans entre les deux, promettaient des excursions nombreuses, de quoi occuper tous ses dimanches au moins jusqu'à l'âge de vingt ans.
Les deux enfants revenaient sans cesse vers leur lieu de prédilection, le petit parc Frontenac, près de la batterie de canons dominant le fleuve. Longtemps, ils avaient menacé les navires anglais, puis américains, susceptibles de se porter à l'attaque de Québec. En 1907, ils permettaient aux pigeons de nidifier dans l'âme des grands tubes de fer et faisaient rêver les touristes, de plus en plus nombreux à visiter la seule ville fortifiée d'Amérique du Nord. Derrière eux, de l'autre côté de la rue, s'étendait la grande cour du Petit Séminaire et du Grand, dominée par les murs gris des bâtiments scolaires eux-mêmes, tout comme ceux de l'Université Laval.
L'aîné, Mathieu Picard, avait eu dix ans au cours de l'été. Il présentait des traits harmonieux, une mine souvent grave, comme si la sagesse, une maladie autrement plus sérieuse que la scarlatine quand elle frappait si jeune, avait triplé tout d'un coup le nombre de ses années. La petite fille, née au printemps 1900, vieillissait avec le siècle, et comme lui se montrait dynamique, enjouée, bruyante, volontiers aventureuse, curieuse au point de risquer de se casser des membres afin d'avoir un meilleur point de vue sur la vie.
— Il reste seulement quelques jours, commenta-t-elle à l'intention du garçon assis sur un banc, à trois pas derrière elle.
Si la remarque demeurait sibylline, ce dernier ne s'y trompa guère et rétorqua :
— Tout de même, ce n'est pas si terrible.
— Viens passer quelques jours avec les pisseuses, et tu m'en reparleras ensuite.
Cette bonne élève, entrée précocement à l'école à cinq ans, à propos de laquelle on parlait déjà de lui faire «sauter une année », adorait apprendre et détestait les religieuses qui s'occupaient des «petites», chez les ursulines. Si ses parents lui faisaient comprendre que sa scolarité durerait au moins huit ans encore, tous les deux avaient consenti au serment de ne jamais la mettre pensionnaire. Comme une hirondelle, elle n'aurait pas survécu à l'expérience de se faire mettre en cage.
— En réalité, je ne pense pas que les frères enseignants soient plus agréables.
De n'être pas la seule à souffrir ne la consolait guère.
Septembre commencerait la semaine prochaine. Ses jours de liberté ne se comptaient plus que sur les doigts d'une seule main. Thalie retourna sur le parapet, résolue à tromper le sort. Un ruban bleu dans ses cheveux, très noirs et denses, les empêchaient de lui tomber dans les yeux. Une robe de la même teinte lui atteignait les genoux. Ses bas noirs et ses bottines lacées assez grossières ruinaient un peu l'harmonie de l'ensemble, mais la mode enfantine le voulait ainsi. Sa mère l'affublait toujours d'un grand tablier de toile blanche afin de protéger ses atours. Cela ne l'empêchait guère de rentrer à la maison couverte de poussière, de toiles d'araignées, de taches verdâtres laissées par l'herbe des parcs, les résultats de ses explorations et de ses culbutes.
Quand un grondement sourd vint de l'ouest, elle demeura un moment interdite, debout sur un pied, les bras écartés du corps pour maintenir son équilibre. Elle chercha des yeux la source de ce vacarme, mais la masse imposante du Château Frontenac bouchait l'horizon.
— Tu crois que c'était le tonnerre? demanda-t-elle en posant ses grands yeux d'un bleu très foncé sur son frère.
— Il n'y a pas un nuage dans le ciel. Puis on dirait que le sol a bougé.
—Je l'ai senti aussi... Rentrons.
Sa bravoure connaissait des limites et la proximité de ses parents représentait le meilleur antidote à la crainte. La gamine sauta du
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