La belle époque
baronne de Staffe recommanderait pour un premier bal, observa sa femme, mais Eugénie éprouve une haine tenace pour le petit opuscule qui me guide depuis des années. Peut-être a-t-elle raison : cet ouvrage paraît bien démodé à la nouvelle génération.
— Regarde-la, parmi les autres. Nul besoin d'un manuel d'étiquette pour constater que c'est exagéré. J'aurais dû jouer le père autoritaire...
— Avec pour seule conséquence que notre existence aurait été envenimée pour quelques mois. Elle sait déjà que cette robe est une erreur, juste à subir le regard des autres. Mais jamais elle ne l'admettra. La prochaine fois...
— Dans la vie, on n'a jamais une seconde chance de faire une bonne première impression, murmura l'homme, les joues empourprées de colère.
Eugénie se tenait à la frange d'un bouquet de jeunes filles, ses anciennes consœurs du couvent, toutes vêtues de leurs plus beaux atours, dans des couleurs virginales. Le blanc, dans toutes ses nuances, dominait. Les plus audacieuses offraient des teintes pervenche ou d'un bleu discret. Les corsages descendaient jusqu'à l'amorce des seins, assez bas pour accrocher l'œil, sans plus, jamais pour le satisfaire.
Toutes ces jeunes débutantes avaient été personnellement conviées au «Bal du deux cent quatre-vingt dix-neuvième anniversaire de Québec» par le comte Grey. Rien sur ce carton ne suggérait une tenue d'un autre âge, mais la moitié d'entre elles avaient choisi de s'inspirer de l'histoire: des robes rappelaient la mode des trois derniers siècles avec une exactitude très approximative.
Le gouverneur général arriva enfin, sanglé dans un uniforme d'apparat galonné d'or, un amoncellement de décorations militaires sur la poitrine. Sa femme, Alice Holford, pendue à son bras, adressait des sourires à toutes les personnes sur son passage. Quand il atteignit le grand fauteuil prévu à son intention, des employés se mirent en devoir de lui conduire, l'une après l'autre, les débutantes, ainsi que les parents qui les encadraient, fiers de leur progéniture.
—Je suppose que nous devons nous mettre en rang afin de présenter l'impératrice au vice-roi, grommela Thomas.
Planifié dans ses moindres détails, le scénario devait se dérouler rondement, afin que l'on n'y perde pas toute la soirée. Chacune savait quand venait son tour. Au milieu de l'effectif de jouvencelles, Eugénie s'approcha enfin du couple vice-royal et un employé du dignitaire la présenta :
— Mademoiselle Eugénie Picard.
Elle se livra à une révérence appliquée, offrant en se penchant un point de vue imprenable sur une poitrine modeste et trop généreusement exposée, balbutia «Votre Excellence ».
Le gouverneur général, qui avait recruté une jeune maîtresse lors d'une réception semblable tenue plus tôt à Ottawa, eut l'œil allumé un instant. La débutante recommença son salut pour l'épouse du vice-roi en murmurant :
— Lady Grey.
Quand sa fille se fut un peu éloignée, Thomas s'approcha, Elisabeth au bras.
— Ah ! Picard, c'est vous, commença le gouverneur général. Heureux de vous voir, continua-t-il en tendant la main.
— Excellence, tout le plaisir est pour moi. Voici ma femme, Elisabeth.
Le comte Grey détailla la nouvelle venue en lui tendant la main. Autant la fille avait exagéré sa mise en marché, autant la belle-mère jouait la carte de l'élégance discrète, avec sa robe d'un blanc ivoire, boutonnée jusqu'au cou, ses cheveux relevés sur la tête et retenus par de multiples épingles. Ils formaient une masse vieil or qui captait la lumière des lustres accrochés au plafond. Ses traits délicats, le cou fin et long, se trouvaient agréablement mis en valeur.
— Madame, enchanté. J'espère que nous aurons le plaisir de vous revoir.
Le regard du vieux sacripant témoignait que les charmes les plus exposés ne rapportaient pas toujours les plus belles prises.
— Excellence... , commença Elisabeth, puis elle enchaîna tout de suite :
— Madame.
Le trio poursuivit son chemin sans s'attarder, remplacé immédiatement par un autre, identique. Devant l'intérêt du grand homme pour sa belle-mère, le visage d'Eugénie trahit un bref moment de colère. Elle rejoignit ses amies sans un
mot.
Chaque jeune fille tenait à la main un carnet de bal et un petit crayon. Les garçons, presque tous des frères de l'une ou l'autre des jouvencelles,
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