La belle époque
qui tournait autour de toutes les automobiles garées près d'un trottoir, comme si cela ferait fléchir le Dieu dispensateur des largesses motorisées... ou plus probablement son père.
Dans le domaine de l'accès à la maternité, Thomas ne détenait aucun pouvoir magique. Il s'interdit de demander «Avez-vous pensé à l'adoption?», jugeant que ce serait une intervention intolérable dans la vie privée de ces gens.
— Je vous souhaite la meilleure des chances. Au revoir, Madame. Fulgence.
Puis il tourna les talons. Dans son dos, il crut entendre son employé murmurer entre ses dents :
—Je te l'avais dit que c'était une mauvaise idée de venir ici en plein après-midi. Que va-t-il penser, maintenant?
— Tu l'as entendu. Certains soirs, tu rentres à la maison à dix heures.
Thomas perdit le reste de la conversation dans le brouhaha des clientes allant et venant. Ce curieux couple achetait sans doute des vêtements pour enfant, comme s'il s'agissait de fétiches.
La tradition de tenir un bal afin de présenter les «débutantes» à la bonne société prenait diverses formes. Dans la très haute aristocratie anglaise, des jeunes filles avec comme marraine une dame ayant profité du même privilège une génération plus tôt, se voyaient présentées à la cour au début de la saison. Ensuite, les maisons les plus respectables du royaume les recevaient pour diverses activités mondaines. Aux États-Unis, plus démocratiques et opportunistes, les parents d'une jeune fille en âge de se marier prenaient eux-mêmes les choses en main. Ils organisaient un cotillon, où les prétendants potentiels lui étaient présentés. Parfois, les académies ou les collèges réservés aux filles offraient une activité de ce genre à leurs finissantes. Dans tous les cas, il s'agissait de présenter les candidates à la noce à des soupirants éventuels.
Au siècle précédent, au moment où Québec servait de capitale, le gouverneur présidait à un bal reproduisant, sur une échelle très modeste, l'ouverture de la saison londonienne. En même temps que le siège du gouvernement, la tradition s'était transplantée à Ottawa. Pour une fois, afin de préparer les esprits à la célébration exceptionnelle à laquelle tous seraient conviés l'été suivant, le comte Grey ravivait la coutume.
Le dernier jour de novembre, la veille du premier dimanche de l'avent, deux cents jeunes filles et un nombre au moins égal de jeunes gens envahirent la grande salle de bal du Château Frontenac. Les parents des unes et des autres se trouvaient aussi sur les lieux afin de tisser des liens et veiller à ce que rien de compromettant ne se produise.
— Te souviens-tu de notre petite escapade ? murmura Thomas à l'oreille de son épousé.
— Comment pourrais- je l'oublier ? La culpabilité d'être en compagnie de l'homme adultère et la peur de me faire prendre m'empêchaient de respirer.
L'employeur et la préceptrice avaient profité d'un bal masqué, tenu dans le cadre du carnaval d'hiver de 1897, pour profiter d'une première sortie discrète en tête-à-tête.
Élisabeth regardait le plafond à caissons, les ors sur les murs blancs, les lourds rideaux de velours aux fenêtres. Depuis ce jour, elle était revenue en ces lieux quelques fois, à titre d'épouse légitime.
— L'impératrice ne t'a pas donné trop de mal, cet après-midi ? continua-t-il après une pause.
— Absolument insupportable. Je suis sur la voie du paradis, car garder le contrôle de mes émotions vaut certainement tous les autres efforts de sanctification.
Seul un sourire adoucit ce jugement sévère.
La tenue confectionnée par madame Delasorne satisfaisait les attentes d'Eugénie... et justifiait les craintes paternelles. Sa grande robe se tendait sur une crinoline exagérément large, qui donnait à sa silhouette l'allure d'un vaisseau naviguant toutes voiles dehors. Ses cheveux d'un blond pâle, arrangés de façon compliquée, encadraient un visage un peu trop fardé, dont les lèvres d'un rouge vif ressortaient comme une blessure.
— Cette foutue robe !
Le décolleté découvrait largement les épaules et le haut de la poitrine. Pour une débutante encore à l'âge de l'innocence, elle exposait trop largement ses charmes. La couleur jurait aussi, comme si la jeune fille entendait jouer la rose rouge de l'amour torride au milieu des lys innocents.
— Ce n'est certainement pas ce que la
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