La belle époque
le dessert et résolut de priver Édouard de toute remarque déplacée en lui demandant:
— Et toi, tu as commencé à réfléchir à ta tenue ?
— Le magasin Picard comblera tous mes besoins, répondit-il.
— Tu... tu seras là? s'inquiéta Eugénie. Ce n'est pas pour les enfants.
— Je suis invité, déclara le grand adolescent avec un sourire qui montrait la plupart de ses trente-deux dents parfaites.
Thomas, peu désireux de préciser qu'il avait dressé la liste des invités, préféra verser du thé dans sa tasse et servir aussi les personnes autour de lui.
Madame Delasorne faisait son chemin dans la vie à coups d'aiguille. En matinée, la fille et la belle-mère montèrent à l'étage d'un petit immeuble de la rue Saint-Jean, à l'intérieur des murs de la ville. Dans une pièce encombrée de rouleaux de tissus, où trois mannequins ajustables permettaient de reproduire à peu près tous les gabarits des femmes composant la clientèle, Eugénie étala le patron sur une petite table en expliquant :
— C'est une robe de l'impératrice Eugénie...
— Plutôt un patron inspiré d'une robe de l'impératrice, produit en série à des milliers d'exemplaires pour des personnes habitant la province française, désireuses de se parer d'une copie, corrigea la petite femme en cherchant sur l'enveloppe le nom de la maison commerciale qui l'avait mise en marché.
Ces mots auraient dû refroidir l'enthousiasme de la jeune fille, mais depuis toujours, elle jouissait de la faculté de n'entendre que ce qui la confortait dans son opinion. La couturière continua :
— Vous êtes certaine de ce choix ? Tout cet encombrement de crinolines, pour danser...
— C'est ce que je veux. C'est un bal historique. Tout le monde aura des robes inspirées du passé.
Elisabeth préféra ne pas rappeler que le carton d'invitation ne portait aucune précision de ce genre. Cependant, dans les salons de la Haute-Ville, certaines invitées prenaient la décision de chercher dans l'histoire une ligne plus flatteuse pour leur silhouette.
Une marchande désireuse de conclure une vente se privait toujours d'essayer de raisonner une cliente. Madame Delasorne demanda :
— Vous avez songé à une couleur ?
— La même que sur l'enveloppe.
— Rouge ?
La couturière échangea un regard avec Elisabeth. Déjà, l'écart d'âge entre ces deux personnes lui permettait de deviner qu'il ne s'agissait pas d'une mère et de sa fille. Puis l'absence de toute tentative pour la raisonner montrait bien que les relations entre elles n'étaient pas au beau fixe. Dans ces circonstances, elle risqua encore :
— C'est un bal pour débutantes. Le rouge fait très voyant, tout à fait contraire à l'esprit de la soirée. Pourquoi pas en blanc...
— L'impératrice portait du rouge.
Préciser que la femme de Napoléon III se trouvait alors dans la force de l'âge, mère de famille, dans une cour brillante habituée aux fastes, et même aux excès vestimentaires, ne servait à rien. Elle choisit un rouleau de taffetas d'un rouge sombre, obtint l'aval de la cliente, puis ajouta :
— Ici, je mets une pièce de tissu de la même teinte ? De la mousseline, par exemple, juste un peu translucide.
Elle désignait la naissance des seins. L'Eugénie du Second Empire ne craignait pas d'exposer ses appâts, celle de la Haute-Ville tenait à faire de même.
— Non, je veux exactement la même chose que sur le patron.
Madame Delasorne arriva à réprimer un rire moqueur. Surtout elle ne précisa pas que pour ressembler à l'image de la grande enveloppe, le contenu devait être à la hauteur du contenant. Cette fois, Elisabeth osa émettre une opinion :
— Voyons, c'est un peu trop... révélateur.
— Papa a accepté de m'offrir cette robe.
Le ton laissait soupçonner que toute insistance serait mal accueillie, Elisabeth se le tint pour dit. Bien sûr, elle mettrait Thomas au courant de ces extravagances vestimentaires sur l'oreiller. Le père déciderait de provoquer un nouvel orage domestique en intervenant ou de laisser courir. Toutefois, elle songea que se tourner en ridicule lors d'un événement mondain rabattrait peut-être le caquet de la demoiselle. Cela justifiait-il de la laisser faire à sa tête ?
— Et vous, Madame, demanda la couturière en se tournant vers elle, vous assisterez aussi à ce bal ?
—J'aurai ce plaisir. Mais
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