la Bible au Féminin 03 Lilah
Sogdiam le vit qui avançait comme un aveugle. Pourtant, parvenu à son côté, il leva la main. Sogdiam tressaillit lorsque la paume chaude se posa sur sa nuque.
Antinoès esquissa une caresse. Puis sans un mot, d’un pas vif, il quitta la cour, monta sur son char et mit l’attelage au trot, obligeant les soldats et les gamins à courir.
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L’atelier embaumait la fine poussière de cèdre et de platane, les copeaux de genévrier et de chêne. L’odeur de poix et de graisse de porc cuite se mêlait à celle de la colle d’amande et du cuir fraîchement tanné.
Pour l’odorat de Mardochée, cela était comme une musique. Un chant profond et lancinant sur lequel venait se poser le bruit des scies, des varlopes, des vrilles, des ciseaux et des maillets. Cet atelier, vaste comme une maison, aéré, encombré de timons, d’étraves et de bancs, de tours à cordes, de roues à peine montées, n’était pas pour lui un bel espace de travail. C’était un monde dans lequel il était roi. Un monde aux possibilités infinies où se construisaient toutes les sortes de chars dont on pouvait avoir l’usage en Susiane. Chars à double ou triples bancs, attelage de mules, de chevaux ou parfois d’ânes et de bœufs, bien que cela ne se fasse plus guère, chars de combats ou de voyages, de parades royales ou de transport.
Aujourd’hui, cependant, peut-être pour l’unique fois de sa vie, Mardochée n’en goûtait pas le plaisir.
Il allait et venait sans voir les ouvriers, sans voir les ouvrages en cours et, pour dire le vrai, s’en désintéressant. Il se tenait sur le côté de la rue, droit et l’oreille aux aguets, cherchant à percevoir le bruit d’un char. Pas l’un de ses propres chars ni celui d’un client. Le char du troisième échanson de la reine. Celui qui, le matin même, avait emporté Lilah chez Parysatis.
Un mauvais poids sur l’estomac, il attendait son retour depuis des heures. On approchait du crépuscule, et cela tardait encore. Le vent du nord, aigre comme l’haleine d’un vieillard, estompait la lumière. La pluie n’était pas loin. Et Lilah toujours pas revenue.
Mardochée savait que de l’autre côté de la cour, s’agitant parmi ses tisserandes, Sarah s’inquiétait tout pareillement. Cent fois elle était venue lui agacer les nerfs. Avait-il des nouvelles ? Et comment aurait-il pu en avoir ? La cent unième fois, Mardochée avait ordonné que l’on ferme à la barre la porte donnant sur la cour.
Ce qui n’avait, en vérité, rien apaisé.
Il guettait toujours chaque roulement de char. La rue était passante et les attelages allaient et venaient en quantité. Cependant, Mardochée avait l’oreille fine. Il reconnaîtrait celui du troisième échanson parmi tous. Pas un char n’émettait le même grondement, car jamais les roues n’avaient la même taille et leurs coques le même poids.
Pourtant, il crut s’être trompé. Il devina un remue-ménage dans la rue, des cris de soldats ordonnant que la foule se range, l’agitation de pointes de lance au-dessus de la tête des passants. Mais le bruit du char ne correspondait pas. Trop léger. Il vit deux magnifiques demi-sang noirs, un officier au casque de feutre debout sur le char. Un char de guerre… Malgré lui, il chercha derrière l’escorte le petit char à bancs attelé aux mules qui avaient emporté Lilah. Il ne vit rien.
Cependant, l’officier perse conduisit son attelage droit sur l’atelier. Mardochée poussa un cri, le cœur tout réchauffé.
— Dieu du ciel ! Antinoès !
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Malgré son inquiétude, Mardochée réserva une réception pleine de tendresse à Antinoès. L’artisan juif admira avec fierté le guerrier perse qu’était devenu le gamin curieux et vif qui, quelques années plus tôt, courait entre ses jambes dans l’atelier et l’appelait « oncle Mardochée » tout aussi bien qu’Ezra. Antinoès, ému, ouvrit les bras en grand. L’un et l’autre vainquirent leur embarras d’une embrassade qui les emplit de nostalgie.
Mardochée rit.
— C’est que je n’ai pas l’habitude d’embrasser un officier d’Artaxerxès le Nouveau en grande tenue !
— Sous la tenue, il n’y a toujours que moi ! protesta Antinoès en ôtant son casque et sa cape. Je n’ai pas changé tant que ça et j’ai toujours envie de t’appeler « oncle Mardochée ».
Mardochée en eut les larmes perlant aux paupières. Antinoès huma avec délice les odeurs de
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