La bonne guerre
C’était
comme ça dans toute l’Europe.
La première nuit, on était bien installés. L’immeuble était complètement
ouvert d’un côté, mais de l’autre il y avait des lits, des cuisines, des tas de
trucs. On se serait crus au théâtre. Et comme les Allemands étaient nos ennemis
et l’incarnation du mal, on n’avait vraiment aucun scrupule. On pouvait bien
jeter les assiettes par les fenêtres ou faire n’importe quoi, ils n’avaient que
ce qu’ils méritaient. On buvait et on mangeait tout ce qui nous tombait sous la
main.
On avait trouvé un vieux phono qui pouvait jouer un disque
en entier. On en avait deux : O douce nuit, et puis ce qu’on chante
pour Thanksgiving : Rassemblons-nous pour demander la bénédiction du
Seigneur. Étant petit j’avais reçu une éducation religieuse luthérienne
traditionnelle, et voilà que je me retrouvais en train d’écouter un chant de
Noël et un cantique que j’avais si souvent chantés au temple.
Pendant toute cette période j’étais atteint d’une espèce de
schizophrénie. J’étais un combattant avec une trouille de tous les diables, mais
en même temps, je réalisais à quel point la situation était théâtrale et
surréaliste.
Au bout de trois jours on est repartis, on a traversé le
Rhin et réduit une poche allemande. On avait quitté une zone d’immeubles
entièrement rasés pour arriver au milieu de vergers en fleurs. De là on
pilonnait la rive d’en face au mortier lourd. Il m’avait semblé voir des ombres
se faufiler, est-ce que c’étaient des Allemands ou simplement des buissons que
je prenais pour des hommes ? Et au milieu de ce gâchis, on voyait se
dresser la cathédrale de Cologne.
Jusque-là on n’avait pas vu grand-chose de la guerre. On
avait vu les avions lâcher leurs bombes sur l’autre rive. On avait envoyé des
patrouilles de reconnaissance et capturé des prisonniers. Mais nous, on n’y
avait pas vraiment participé. C’était encore de la rigolade et du théâtre. Quand
les camions nous ont emmenés vers le sud et qu’on a traversé Bonn, pour moi c’était
encore : « Hé, les gars, regardez, c’est là que Beethoven est né ! »
Mais quand on a traversé le Rhin sur un pont de bateaux et que j’ai aperçu une
boule de feu, j’ai compris que les vrais combats allaient commencer. J’avais le
pressentiment qu’on allait très bientôt se trouver sous les tirs et qu’un certain
nombre d’entre nous allait y rester. En même temps j’étais extrêmement sensible
à la beauté de la campagne environnante. Nous traversions un paysage vallonné
et de grandes forêts. Encore un peu et j’aurais entendu du Wagner. J’étais
partagé entre deux sentiments : d’un côté « je ne veux pas y rester »,
et de l’autre « qu’est-ce que c’est beau ! ».
Nos uniformes étaient encore propres et on était restés
naïfs comme des gosses qui n’ont encore rien vu. Il fallait voir les anciens
avec leurs uniformes tout sales, leurs barbes hirsutes et un regard qui en
disait long sur ce qu’ils avaient vécu, et avec une expression du genre :
« Tu vas voir ce que c’est ! » Un mélange de pitié et de mépris
à l’égard des bleus.
À partir de là on a commencé à voir des morts, des Allemands.
Et s’il y avait des cadavres allemands, ça voulait dire qu’un peu plus loin il
y avait des Américains en train de se faire tuer. Quand la nuit est tombée, on
était à peu près à trois kilomètres de l’endroit où on allait entrer en action.
On traversait nos lignes d’artillerie. Ça tirait sans arrêt. C’était assez
rassurant de voir tout ce qu’on avait comme matériel. Par contre tous ces
cadavres d’Allemands, ça nous donnait plutôt froid dans le dos. Je n’avais
jamais vu de cadavre avant, sauf pour les enterrements.
On nous a dit que l’attaque était pour le lendemain matin. Je
me souviens du froid épouvantable. À cette époque je m’étais mis à fumer, je me
demandais d’ailleurs ce qu’en penserait ma mère quand je rentrerais. (Il rit.) J’avais froid, j’avais envie de vomir et j’avais la trouille. Et je ne
pouvais même pas fumer une dernière cigarette.
On nous a réveillés avant l’aube. Et franchement, je ne me
souviens même plus si je l’ai rêvé ou si ça s’est vraiment passé comme ça. J’ai
demandé aux copains que j’ai revus depuis : « Vous ne vous souvenez
pas de ces ambulances et de ces médecins qui se préparaient à
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