La bonne guerre
d’automutilations. C’est évident qu’il y a des types
qui se sont fait sauter un orteil pour échapper aux combats. Il y en a eu d’autres
qui se perdaient. Il règne une telle confusion au cours de ces engagements qu’il
n’est vraiment pas difficile de prendre la tangente. Après, on raconte qu’on s’est
perdu, qu’on a été malade, ou qu’on s’est blessé, et le temps qu’on rejoigne
son unité il s’est bien écoulé deux jours.
On se souvient des exemples de Caspar Milquetoast : des
gens ordinaires qui font preuve d’un héroïsme incroyable. Mais il faut bien
admettre que sur un groupe donné (dans l’armée comme dans le civil d’ailleurs),
il y a nécessairement des lâches et des tire-au-flanc. Notre radio a fait
sauter son matériel parce qu’il pensait qu’on allait se faire prendre. Il avait
paniqué. Et si je me suis retrouvé avec un bazooka, c’est que celui qui l’avait
s’en était débarrassé avant de s’enfuir, et que je l’avais récupéré.
Notre capitaine nous a donné l’ordre de ramasser les corps :
« On ne laisse pas nos morts à l’ennemi. » Là, on était coupés du
reste du bataillon, et on devait le rejoindre. Il a fallu improviser des
civières. J’ai retiré ma veste, j’ai retourné les manches, on y a enfilé des
fusils et çà faisait une civière. Sur la nôtre, on a mis le sergent, et comme
il avait la tête à moitié éclatée, sa cervelle me dégoulinait sur les mains et
sur l’uniforme. Là, le fiston à sa maman, avec sa bonne éducation religieuse, il
n’y avait pas coupé.
Je n’ai pas oublié cette nuit-là. Je l’ai passée dans une
espèce de boyau. Un vrai cauchemar. Maintenant, je savais ce que c’était que
des cadavres, j’avais vu le visage de la mort. Je crois que dans ma section on
a tous dû faire les mêmes rêves. Avec le jour, on est repartis vers un autre
village. Ç’a été nos premières vingt-quatre heures d’expérience.
Ceux qui ont vraiment combattu, qui ont participé au
débarquement, qui ont été pris dans les gros trucs quoi, ça doit sûrement les
faire rigoler nos histoires, mais pour moi… On avait rattrapé une autre
compagnie qui devait prendre notre relève. On a avancé comme ça toute une
journée. Nos uniformes étaient sales et pleins de sang, et on avait la tête de
types qui étaient là-dedans depuis des semaines. Et on commençait vraiment à
prendre conscience de tout ce gâchis.
À cause des tirs incessants de mortier on n’avait pas pu
emporter les corps avec nous. Alors le lendemain matin, notre section a été
chargée de retourner les récupérer. Il faisait beau et tout était calme. On
passait à côté des cadavres des Allemands qu’on avait tués, et si on les
observait individuellement on distinguait leur personnalité, ils perdaient leur
caractère abstrait. Ils cessaient d’être ces sauvages casqués qu’on voyait aux
actualités. C’était des gosses de notre âge, comme nous.
Il y en a un dont je me souviens très bien. Un roux. Je le
revois encore, assis contre un arbre. Son unité était probablement en train d’essayer
de décrocher, et ils avaient dû faire halte pour se reposer. Tout ça aurait pu
être évité avec un peu plus d’expérience ; si on les avait sommés de se
rendre en allemand, ils auraient sûrement été trop contents. Alors qu’avec la
peur, on avait commis cet épouvantable carnage. Ça a un petit relent de meurtre,
vous ne trouvez pas ?
Ce qui m’a le plus marqué dans cette journée ce n’est pas
cette espèce d’angoisse face à nos deux morts, mais c’est que j’ai compris
comment on nous avait mis en condition. À ce stade, ce n’était pas la nation
allemande en guerre qu’on nous avait appris à haïr avec tout ce qu’elle représentait
d’abominable, mais chaque individu. Pourtant, quand on leur retirait leur
casque, on se retrouvait en face d’un adolescent, d’un gosse comme nous. Mais
on n’avait pas le choix, et les accrochages se succédaient.
Au bout de quelques jours, on était à Lüdenscheid. C’était
près de la poche de la Ruhr. Deux armées alliées qui avaient traversé le Rhin à
une vingtaine de kilomètres de distance resserraient leur étau autour des 350 000
Allemands enfermés dans la poche. Je crois qu’ils étaient sous les ordres du
Feldmarschall Model. Ils n’allaient pas se rendre comme ça du jour au lendemain.
Ils allaient résister. Dans toute l’Allemagne, notre boulot
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