La bonne guerre
opérer ? »
Pourtant on était tous en pleine forme, et les combats ne commenceraient pas
avant une heure ou deux pour nous. Et tous ces trucs horribles qui allaient
arriver, on comprenait qu’on ne pourrait pas y échapper.
Notre section de trente hommes devait prendre un village. À
l’époque j’étais chargé du bazooka. Je n’oublierai jamais les quelques centaines
de mètres de bois qu’il a fallu traverser avant d’arriver au village, c’était
complètement irréel. Devant nous des moutons paissaient tranquillement dans les
champs. Et d’un seul coup ça s’est mis à tirer : au fusil, à la
mitrailleuse, et même au mortier.
On était complètement perdus. Ce n’était pas un front
continu. On faisait des percées, des actions de harcèlement. On prenait une
ville, on fonçait jusqu’à la rivière suivante, on la traversait, et ainsi de
suite. Là, c’était le tout début et je commençais à réaliser que des obus de
mortier explosaient dans le pré où on était, des mortiers allemands de 88. Ils
tombaient sur les toits des maisons et des granges. J’ai d’abord pensé qu’ils
ne faisaient pas de gros dégâts. Quelques tuiles déplacées… et puis il faisait
un temps magnifique et le pré était si beau, et puis c’était un village
médiéval. Ça n’a pas duré plus de trois secondes, les moutons ont été touchés. Et
j’ai vu du sang. Tout de suite on a pensé : « Ça va bientôt être à
notre tour de nous retrouver les tripes à l’air comme les moutons. » C’est
là qu’on a pris conscience de toutes les étapes qu’il avait fallu franchir pour
en arriver là. Et alors (il rit), ça y était, le rideau venait de se
lever, et on était en plein dedans.
Nous avons pris ce village sans même voir un Allemand. Plus
tard dans l’après-midi, on avançait vers un autre village qu’on devait prendre
aussi. On sentait qu’il y avait quelque chose qui clochait. Apparemment on n’avait
plus de contact radio avec les autres compagnies de combat. Les officiers
avaient l’air tendus. Tout à coup, on a aperçu un groupe de soldats allemands, une
cinquantaine d’hommes au pied de la colline où on se trouvait. Deux sections se
sont déployées en ligne. Il fallait rester à terre, et au signal se relever et
ouvrir le feu. On les a vraiment eus par surprise, mais ils ont immédiatement
riposté au fusil et à la mitrailleuse. Nous étions nettement plus nombreux qu’eux,
une compagnie de deux cent quarante hommes. Il fallait appliquer une nouvelle
tactique : progresser et tirer en même temps. On ne l’avait jamais appris,
mais on s’y est vite mis. Certains des nôtres avaient été touchés. Tout ça en
quelques minutes. On a tué presque tous les Allemands. Il y en a peut-être quelques-uns
qui se sont enfuis, mais on avait nettoyé le secteur. Nous aussi on avait des
morts, d’ailleurs, comme par hasard, c’est notre sergent qui y est resté le
premier.
Il faut bien voir le niveau intellectuel de notre compagnie.
Les soldats étaient presque tous des étudiants qui s’étaient fait balancer en
masse dans ces divisions d’infanterie, l’encadrement était surtout composé de
vieux sous-officiers de carrière, des espèces de paysans ignorants, pour la plupart
originaires du Sud. Il régnait entre les sous-officiers et les hommes une
espèce de mépris réciproque, relativement sain d’ailleurs, et ce sergent était
unanimement détesté. Pendant des manœuvres où il avait été particulièrement
odieux, un des jeunes appelés de dix-neuf ans en avait presque pleuré, et avait
juré que si jamais on participait à des combats, la première chose qu’il ferait
ce serait de le descendre. Et qui est-ce qui y passe le premier ? Justement
ce sergent-là. Je suis sûr que ce sont les Allemands. J’en mettrais ma tête à
couper. Je suis même sûr que les gars qui avaient juré d’avoir sa peau étaient
horrifiés de voir leur désir se réaliser.
Mon meilleur ami était appuyé à un arbre. Il avait un petit
air satisfait. Je n’en revenais pas. Ce n’était pas pensable que ce soit un de
nous qui ait fait ça. Je suis sûr que ce n’est pas possible. Il y a tout le
temps des gens qui disent : « J’aurai sa peau à celui-là. » Ce
qui a été vraiment affreux c’est que ce soit justement celui que tout le monde
détestait le plus qui se fasse tuer le premier.
Je crois que notre compagnie était tout à fait typique. On a
eu un certain pourcentage
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