La bonne guerre
différence entre les
nazis et nos alliés. Ils faisaient des choses qui rendaient les Français
furieux. Après notre débarquement dans le sud de la France, je me souviens d’avoir
vu nos gars cueillir les melons dans les champs, les ouvrir et puis les jeter. Ils
se comportaient comme des goujats. À côté de ça ils ne tarissaient pas d’éloges
sur les Allemands quand ils ont vu leurs autoroutes. En plus, ils les
trouvaient très propres. Les Allemands mettaient leur tas de fumier derrière la
maison et les Français devant. Sûrement parce qu’ils en étaient fiers, j’imagine.
Je me souviens encore des discussions orageuses qu’on a eues
quand John L. Lewis, le dirigeant du syndicat des mineurs, a ordonné la grève. Quelle
amertume ! « Ces espèces de salauds de mineurs qui se font cent
cinquante ou deux cents dollars par semaine, alors qu’on se crève le cul pour
cent dollars par mois. On ferait mieux de les pendre. » Je ne crois pas
que beaucoup de gars aient eu des salaires corrects avant la guerre. Quand j’ai
rempli mon questionnaire – je me faisais près de deux cents dollars par semaine
– j’ai mis que je gagnais environ cent vingt-cinq dollars. Les types ont pensé
que je bluffais. (Il rit.) Mais autour du canon, tous ces problèmes se
sont résolus petit à petit.
Je me souviens du matin de Noël dans les environs de Palerme.
On nous distribuait des médailles de bonne conduite.
On en avait une si on n’avait pas attrapé la chtouille
pendant l’année. (Il rit.) On était rassemblés au milieu des positions d’artillerie,
et on chantait des noëls, quelqu’un nous accompagnait à l’harmonica. Au beau
milieu d’un de ces chants est apparu devant nous, conduisant ses moutons, un
gamin d’une douzaine d’années habillé à l’arabe – un vêtement qui n’a pas dû
changer depuis deuxmillénaires. Ce gosse m’a
immédiatement fait penser à Jésus. Ç’a été quelque chose d’inoubliable.
Le Noël suivant, j’étais à Aix-en-Provence, et on m’avait
demandé de chanter pour les enfants des prisonniers de guerre français. Monsieur
Puel, le bâtonnier du barreau d’Aix, voulait Mon beau sapin (Il chante.) Je
lui ai dit : « Mon beau sapin, c’est bien 0, Tannenbaum ? »
Il m’a répondu : « Oh, non, c’est une vieille chanson française. »
Ensuite il m’a demandé de chanter 0 douce nuit. (Il chante quelques mesures
en français.) C’était Stille Nacht, heilige Nacht. Il voulait
absolument que ce soit un chant alsacien qui avait été originellement chanté en
français.
Lorsque la guerre a pris fin en Europe, nous étions à
Mannheim. On nous a donc fait rejoindre différentes batteries pour préparer
notre retour. J’étais à Fulda, ville où mon saint patron, saint Winfrid, avait
converti les païens au christianisme. Ma famille était originaire de cette
région.
Le jour où nous avons lâché la bombe sur Hiroshima, le 6
août 1945, je marchais le long d’une ravissante route d’Allemagne. C’était la
plus belle saison de l’année : tout était vert et luxuriant. J’allais rendre
visite à mon beau-frère qui était en garnison à Bad-Bischofsheim.
Dans le lointain, j’ai vu approcher une charrette sur
laquelle un jeune Allemand était assis. Il était viril et plein d’entrain. Il
chantait. Je l’entendais à peine. Nous avons tous deux continué à avancer. De
toute évidence il avait l’intention de m’ignorer. Quand nous avons été plus
près, j’ai reconnu ce qu’il chantait. C’était un extrait d’une opérette
allemande, Der Wajfenschmied. J’avais chanté le rôle principal à l’université
de Chicago quelques mois avant d’être appelé. Je le sentais arrogant. Il avait
l’air de penser qu’il allait donner à ce GI une leçon de culture allemande. Manifestement,
il se faisait plaisir.
Il a commencé « Auch ich war ein Jüglein mit
lockigem Haar »
– « Moi aussi j’étais un jeune homme aux cheveux
bouclés, mais regardez-moi donc maintenant. » J’étais presque aussi chauve
à cette époque-là qu’aujourd’hui. (Il rit.) Au moment où il finissait, nous
étions arrivés face à face, j’ai démarré le refrain avant même qu’il ait le
temps de commencer : « Ja, das war eine glückliche Zeit »
– « Oui, c’était une époque merveilleuse. »
J’ai résisté au désir de le regarder. J’ai gardé les yeux
fixés droit devant moi. Je voulais qu’il reçoive un choc.
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