La bonne guerre
C’était la première fois que je voyais la ville de mon père sur une
carte. Ils montraient la progression des Américains sur des plans très
détaillés, et c’était la première fois que Serradifalco était dans le Daily
News. J’étais fier comme un pou. Il ne faut pas grand-chose à cet âge-là. J’ai
découpé ça dans le journal pour le montrer à mon père qui a ronchonné.
Les Américains avaient installé leur tête de pont à Anzio et
envahissaient le pays. Le grand jeu à l’époque était de savoir quand les
Italiens deviendraient cobelligérants. Vous vous souvenez dugouvernement de Badoglio ? Tout le quartier suivait ça
de très près.
Arrivé à un certain stade, Mussolini a demandé à ses
collaborateurs de lui voter la confiance, et son propre cabinet fasciste la lui
a refusée. Il est allé trouver le roi Victor-Emmanuel, et ce petit bout d’homme
lui a déclaré de façon inattendue : « Eh oui, vous avez perdu ! » (Il rit.) Quelqu’un lui a conseillé de partir s’il ne voulait pas se faire
descendre. C’est comme ça que Mussolini s’est fait éjecter de la Piazza Venezia
pour se retrouver dans une station de sports d’hiver où les Allemands sont
venus à sa rescousse. Ils l’ont obligé à se cacher. Et ils ont mis les trois
types les plus importants dans son avion. Drôle d’histoire. Cette fois les
Italiens étaient de notre côté, et ils ne l’étaient pas vraiment non plus.
Mussolini a connu le même destin que Lyndon Johnson. Si
Johnson avait été vainqueur au Viêt-Nam, il se serait représenté, et il aurait
été réélu. (Il rit.) Les gens détestent les perdants. Et Mussolini était
un perdant, c’est tout. Si Mussolini avait gagné il aurait connu le même avenir
que Franco. Les perdants se font pendre. Au moins il a fini pendu de façon
spectaculaire : par les pieds.
Badoglio et le roi ont signé la paix avec nous, et les
Allemands ont envahi l’Italie. Tout le monde était soulagé dans le quartier. C’était
comme un hors-jeu au base-ball. Comme quelqu’un qui finirait par venir éteindre
le feu chez vous. Vous n’allez pas gagner la partie, mais au moins vous ne
perdez pas trop de points. Nous avons gagné la guerre quand les Italiens se
sont rendus. (Il rit.) C’est juste, mais nous avons célébré la victoire
le jour de la capitulation du Japon.
Que se passait-il pour les jeunes soldats
italo-américains ?
Ils avaient quelque chose à prouver, quelque chose de macho.
Notre système tend à effacer l’histoire familiale des gens. En Amérique nous
nous accrochions à nos origines italiennes. Nous étions plus italiens que les
Italiens. Nous pensions toujours que nous n’étions là que très momentanément. Mon
oncle n’est devenu citoyen américain qu’à l’armée. Quand vous êtes à l’armée
depuis quatre-vingt-dix jours vous devenez automatiquement citoyen américain. On
avait quatre-vingt-dix jours d’essai gratuit à domicile. (Il rit.)
On venait en Amérique pour gagner de l’argent et pas pour s’offrir
la belle vie. Personne n’a jamais confondu les deux. Sauf après la guerre. Avant
la guerre vous envisagiez toujours de retourner au pays à un moment ou à un
autre. Pourtant ça n’arrivait jamais, merde.
J’étais né ici, mais je parlais italien. Nous étions fidèles
aux traditions. Toujours cet espoir de retour. J’y retourne d’ailleurs, je me
sens très sicilien. Je me sens chez moi là-bas. Chez moi c’est là où les odeurs
sont agréables. Là-bas quand vous entrez dans une cuisine ça vous donne envie d’y
rester. Ça n’arrive jamais ici. C’est peut-être ce qui explique l’opinion
pro-mussolinienne. On ne peut pas parler de cordon ombilical, mais il y avait
un lien très étroit. Nous ne l’avons jamais vraiment coupé.
Pendant la guerre nous éprouvions tous au fond de nous un
sentiment de culpabilité. C’est pour cela que nous avons éprouvé un si grand
soulagement. Vous vous souvenez du retour du sergent John Basilone ? Il
avait remporté l’Italian American Medal of Honor. Il y a même un pont sur l’autoroute
du New Jersey qui porte son nom. C’était notre héros. Il avait fait du bon
boulot, mais il l’avait fait dans le Pacifique. Il descendait des faces de
macaques, comme ça il n’y avait pas de problème.
Le même type d’action contre des Italiens nous aurait été
très pénible. D’ailleurs il n’aurait jamais connu les honneurs. Avec les
Allemands ç’aurait
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