La canne aux rubans
treizième travail pour
le compagnon Hercule ! »
Je me sens ivre de joie. Je n’ai plus qu’un seul but,
réussir cette entreprise de fou qui va me rapporter une petite fortune. Je
voudrais y être déjà. Touret ne me quitte pas. Il s’attache à mes pas, à mes
regards, à mes ordres. J’insiste auprès de mon équipe de trente ouvriers et
trois vieux compagnons pour que le silence soit absolu de façon à ce que chacun
entende mes directives. À Caen, je récupère des rails et de très gros tire-fond
et fais venir de ma scierie des madriers de longueur double des classiques
traverses de chemin de fer. On ancre les grues. Bref, ainsi, la sacrée chapelle
avance de douze mètres à l’heure et rejoint sa place définitive sans une
fissure. Par bonheur, le ciel nous a épargné ses caprices. Les racines
principales du lierre se retrouvent en terre et Touret me déclare :
« Ça le fortifiera de changer de coin ! » Un mois de travail
acharné, avec une équipe fantastique qui a joué le jeu avec moi. Je récompense
largement tous les membres de l’équipe fantastique qui, devant un mois de
travail acharné, a joué le jeu avec moi. Désormais, on murmure :
« Bernardeau, il mettrait la tour Eiffel sur Montmartre ! »
Davidson se dérange pour me féliciter et me remettre mon chèque en me
disant :
— Je ne croyais pas à votre succès !
J’avoue être fier d’avoir réussi. Je retourne à Jargeau et
Puiseaux où je mets moi-même la dernière main à la pose du coq ou de la croix
sur les clochers comme à chaque fin de chantier.
Cette opération me fait découvrir les défauts qui auraient
pu se glisser. Personne, hors moi, n’a le privilège de cette touche finale. Mon
affaire prend un énorme développement. J’ai quarante-six ans. Mon frère
Georges, en qui je me reconnais, travaille comme un forçat. Ah ! si notre
père nous voyait !
En 1913, je construis le stand moderne de Bry-sur-Marne
financé par Léopold Bellan. Le président de la République Raymond Poincaré
l’inaugure et me serre la main. La politique ne m’intéresse pas. Je n’en parle
jamais. J’estime plus important de créer un fonds d’aide aux fils de compagnons
décédés. Les jeunes démunis d’argent pourront ainsi suivre les traces de leur
père. Mes amis singes apportent leur obole à cette œuvre dont personne ne
parle, mais qui perpétue la chaîne d’union compagnonnique. Je n’en tire aucune
vanité. Hors le travail, ma vie intime se révèle nulle. Je connais quelques
aventures avec des femmes, des moments fort agréables, toujours éphémères, car
le temps me manque et mon esprit est ailleurs.
En juin 1914, le quartier d’Ivry bout d’une fièvre
continuelle. Grève sur grève, manifestations sur manifestations, défilés sur
défilés. Il m’arrive souvent de voir passer ces braillards dont le coin de la
gueule est déformé par les slogans et la voix cassée par les cris. Ils se
battent pour la paix mais l’inévitable guerre vorace les avalera. Même sur mes
chantiers les syndicats arrivent à débaucher les ouvriers. Des colères énormes
m’opposent aux hommes qui reviennent le lendemain finir leur besogne commencée.
Seuls les compagnons restent sourds à ces mots d’ordre. Soudain, un
retournement me laisse coi. Le 12 août à trois heures de l’après-midi, les
cloches tintent, les sirènes hurlent, les avertisseurs automobiles
s’actionnent. La mobilisation générale ! Ces mêmes gueulards qui criaient
quarante-huit heures avant : « À bas la guerre ! »,
laissent tomber le marteau au pied de l’enclume, posent la lime sur l’établi
pour sortir des usines, le paletot sur le bras, les manches de chemise
retroussées. Leur femme, à la porte, les attendent, tenant les gosses par la
main. Ils s’embrassent, pleurent, se cajolent. Le vent a tourné, une autre
tempête naît qui va souffler pendant quatre ans. J’entends dans ce Paris
gouailleur, fier-à-bras, vantard : « Ne vous inquiétez pas, les
femmes. On va défendre nos droits et notre patrie ! » Mon frère Henri
me téléphone pour annoncer la mort de papa Rabier précédée deux jours avant par
celle de Léontine. Lors de mes visites très espacées à Grasse, j’avais constaté
l’énorme changement qui minait ce couple que j’aimais comme les miens. Je
retrouve, au cimetière ensoleillé de cette douce ville, Mangini prévenu lui
aussi et quelques vieux compagnons de la Cayenne de Marseille, ainsi
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