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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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que Pierre
Michelet. La terre s’empare des deux cercueils mis côte à côte. Les compagnons
miment très gravement un simulacre de cérémonial. J’avais eu le temps de
prendre deux de mes propres rubans sur ma canne. Je les brûle sur le cercueil
de Guepin la Vertu. Puis je ceins mon tablier maçonnique comme mes frères
présents. Nous jetons sur la bière de notre maillon perdu des branches
d’acacia ; sur celle de Léontine des roses rouges.
    Dans le couloir du train qui me ramène vers Paris, je pleure
doucement, les yeux rivés sur le paysage que je ne vois pas. Avec cette mort,
une partie de ma jeunesse me quitte et disparaît dans le gouffre du temps. Je
te dis adieu, mon papa Rabier, toi qui fus mon grand maître de manège,
réussissant à me dompter, m’assagir et me donner les outils spirituels et
manuels dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Je te dois tout. Une nuit,
j’entrerai, à mon tour, par la porte de l’Orient Éternel. Nous organiserons
tous en compagnie de mon père, Toulouse le Riche et tous les compagnons
défunts, une conduite dédiée au Passé. Une conduite longue, très longue qui
aboutira, par des chemins détournés, à la pyramide parfaite de la « Pensée
Sublime ». À ce point, nous serons tous confondus devant nos prétentions,
notre orgueil, nos chefs-d’œuvre, face à une réalité concrète ennuagée d’une
transcendance et une magnificence surhumaines. La Force, l’Équilibre, la Beauté
se dévoileront enfin parce que nous n’existerons plus.
    Mais les événements se précipitent. Une convocation de
l’armée m’attend à Montargis. Avec moi partent mes trois frères Henri, Georges
et Frédéric. Nous nous retrouvons à Versailles, puis nous sommes séparés
immédiatement. Resté seul, je retrouve le capitaine Bourgeois dont j’avais été
l’ordonnance. Un coup du sort ou l’étoile qui veille sur moi me plonge, sans
que je sache pourquoi, dans une crise de paludisme terrible quelques minutes
avant de passer devant le major. Évidemment le médecin militaire croit que je
tire au flanc. Mes tremblements s’accentuent, mon visage ruisselle, mes yeux ne
distinguent plus rien. Je tente de maîtriser la situation.
    — Qu’on le conduise à l’infirmerie et qu’on lui
administre trois grandes cuillerées d’huile de ricin. Voilà l’ordonnance !
    Je me couche en grelottant et demande des couvertures.
    — Une par homme. C’est le règlement, me répond
l’infirmier.
    Je crois crever et tente de demander à un garçon en blouse
blanche :
    — Donnez-moi de la quinine s’il vous plaît.
    L’homme s’arrête, me regarde et me lance :
    — Pourquoi pas de la morphine pendant que vous y êtes.
Pas de ça avec une crise de délirium !
    Ah le salaud ! et il est sergent cet âne bâté ! Ma
crise dure longtemps. Un sourire narquois aux lèvres, le major passe.
    — On a fini son numéro, l’artiste ?
    — Je voudrais de la quinine, j’ai les fièvres.
    Le gradé me prend le pouls puis me quitte. Les cuillerées
d’huile de ricin font vite leur effet. Il faut que je me lève, mais mes jambes
tremblent. Ce qui devait arriver se produit. Je me souille, malheureux comme
les pierres du chemin.
    Un adjudant se penche vers moi à son tour :
    — Où avez-vous attrapé ces saloperies ?
    — Au Mozambique.
    — Bon. Ne bougez pas. Voilà deux comprimés de quinine.
J’établis votre réforme. L’armée n’a pas besoin d’un soldat de la territoriale
qui sucre les fraises ! Continuez à prendre votre quinine, n’oubliez
jamais. Un par jour, tous les matins…
    Tout se calme. Je fais une toilette, change de pantalon et
de caleçon. Nanti de mon papier de démobilisation et de réforme, je gagne
Paris. En route, je pense aux conseils de Pierre Michelet. Il avait raison le
bougre !
    Mes trois frères, pendant ce temps, doivent se faire du
souci. Je vais essayer de m’occuper d’eux. Après avoir frappé à plusieurs
portes en vain, un ami me conseille d’attendre un peu avant de faire des
démarches.
    — Une mobilisation équivaut à un bordel désorganisé.
Dans trois mois, j’y verrai plus clair. Je pense à toi Adolphe.
    À Montargis, je constate que les scieries et les chantiers
ont été abandonnés par les jeunes appelés. Mon moral est gravement atteint. Que
vais-je devenir ? Je regarde la comptabilité et découvre une très
importante erreur. Sur le moment, j’accuse le coup puis je me décide à examiner
les talons

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