La canne aux rubans
Marinescu a une crise cardiaque, il est
dans un état désespéré. Blanchon passe me voir ; lui, déjà maigre, a
encore fondu. Ses os semblent cliqueter lorsqu’il marche ou lève les bras. À
l’ambassade, on se fait tout petit et l’on ne parle presque plus. Une sorte de
léthargie nous envahit tous. Ionna me rend visite tous les mois. Elle vivote en
vendant des livres d’occasion qui n’intéressent personne, ou si peu !
Brunesco, vieillissant lui aussi, se calfeutre dans sa maison de campagne. Il
m’écrit presque en s’excusant qu’un de ses fils combat sur le front de l’Est.
Des gens au regard plombé sillonnent les rues d’une ville morte. Bucarest la
volubile s’enveloppe de silence. De temps à autre, un défilé militaire, musique
en tête, attaque nos tympans de son pas lourd et cadencé sur les pavés. Le
badaud ne s’y intéresse plus. Il attend d’autres choses, d’autres uniformes,
d’autres airs. Durant les hivers rudes, on enterre beaucoup de gens de mon âge
et des enfants. Parmi les livres, je découvre l’histoire de Dracula, appelé
aussi Vlad Tepes ou Vlad « l’empaleur ». Ce Valaque, fils d’une
puissante famille, aurait fondé Bucarest aux environs de 1450. Collectionneur
impénitent de pals qu’il utilisait par plaisir sur son entourage, ce monstre
voulait se faire passer pour un redresseur de torts. Il adorait voir couler le
sang des voleurs et des assassins véritables ou reconnus par lui comme tels. Le
livre de Bram Stocker mixte les penchants de ce personnage avec celui d’une
châtelaine de Csejthe, Élisabeth Bathory qui se gorgeait de vampirisme pour
vivre. Le lourd secret de la tombe de Dracula à Snagov garde toujours son
mystère. Mes amis se moquent de moi gentiment en me voyant plongé dans ce livre
mais j’avoue apprécier sur mes vieux jours les histoires fantastiques.
Le 20 avril 1944, les socialistes et les communistes de la
clandestinité créent « le Front Uni » et, le 20 juin, ils rejoignent
les partis d’avant-guerre dans « le bloc national démocratique ». Les
troupes russes avancent sur un front qui s’étend de Iasi à Kichinev. Les actes
de sabotage des résistants se multiplient. Nous assistons alors au plus beau
renversement politique de l’histoire roumaine. Le 23 août, le roi demande l’armistice
et le maréchal Antonescu est arrêté tandis que le gouvernement est dissous. Des
brigades roumaines libres prennent les points stratégiques pour pallier une
contre-offensive allemande ou fasciste. Le 30 du même mois, les armées
soviétiques de Malinvoski et Tolboukhine entrent à Bucarest. Cinq cent mille
Roumains, souvent mal armés et mal équipés, partent à la reconquête de leur
pays. En deux mois, la Transylvanie est libérée puis le Banat, côté Yougoslave.
Le sourire revient sur les visages. Les journaux réapparaissent en toute
liberté, mais le ravitaillement se trouve toujours très contingenté. Mes mains
touchent le fond de mes poches. Quelques amis m’aident à régler le loyer de mon
petit logement. Je suis fatigué, malade, sans ressort. Je vis d’une petite
allocation de 2 000 lei que me verse notre ambassade. Je supporte la
charité avec peine. Je veux rentrer en France, mais les Soviétiques refusent
aux étrangers tout voyage. Je vis tout petitement, comme une bête qui
hibernerait. Ionna ne m’oublie pas, et s’occupe de moi avec une gentillesse qui
réchauffe mon vieux cœur. Brunesco m’emmène en voiture chez lui afin de passer
quinze jours à la campagne. Il me donne des vêtements et m’offre du vin. Je
dors beaucoup au bon air et fais quelques promenades dans le grand jardin.
Cortica, veuf, a ses enfants à Craiova. Une petite bonne, très brune, à la
bouche gourmande s’occupe de lui. Lorsqu’elle se penche pour passer la
serpillière sur le sol les yeux de Brunesco s’allument et ses mains s’agitent.
Blanchon ne peut rouvrir la loge « le Travail ». Les nouveaux
occupants préfèrent que les esprits ne réfléchissent pas trop. Corneliu est
mort de fatigue en prison. Ainsi était libellé l’acte de décès. L’ambassade de
France a changé de patron. Il m’arrive de temps en temps de bavarder avec lui.
Les mois passent… L’autorisation de sortir du pays n’arrive
toujours pas, malgré les démarches entreprises. J’attends, espère et n’y crois
plus trop. Je finirai mes jours sur une terre étrangère et irai peut-être
rejoindre ma Julie dans le petit cimetière de
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