La canne aux rubans
à mon ami en gagnant l’auberge de la Croix Verte
dont l’enseigne géante se voit de partout.
Nous nous installons dans une petite salle. Attablés à nos
côtés, cinq convives portent les joints d’attente [6] aux
oreilles et parlent fort. Un de ces hommes se retourne, se lève et bondit sur
Beauceron :
— Par exemple ! c’est bien toi, ici, devant moi.
— L’Angoumois, mon frangin. Viens que je te donne une
fraternelle accolade.
Les autres les observent avec une grande bonté dans le
regard. Puis Beauceron me présente :
— Voilà mon petit drôle, le fils de Blois La Science.
Un gaillard hein ?
— Il a pas loin de vingt ans ? demande
L’Angoumois.
— Penses-tu ! À peine quatorze ; mais il
deviendra un grand, un très grand car il en veut, le drôle !
Nous réunissons les deux tables et nous nous installons pour
dîner. L’estomac me fait mal tant j’ai faim. Mon appétit épate les convives. De
temps à autre je devine des clins d’œil, des sourires, voire des gestes qui en
disent long sur ma voracité.
À côté de L’Angoumois qui grignote et boit peu, de Beauceron
qui mange et boit beaucoup, des autres qui se tiennent bien à table, je parais
un ogre qui ne laisse pas de miettes. Il n’y a pas si longtemps, je me souviens
d’avoir souvent manqué de pain. Alors je me rattrape quand je le peux.
La présence de L’Angoumois, son allure, sa voix, ses gestes
me fascinent. Cet homme d’un mètre soixante-quinze, brun, osseux, aux yeux
perçants fume beaucoup et roule ses cigarettes avec une fantastique rapidité.
Son timbre de voix chaud, grave, se module afin de forcer l’attention et
l’écoute. Il trouve les mots, les expressions, les comparaisons justes sans
lasser.
À la pause de l’après-midi, Beauceron me dit pourquoi on le
surnomme : « l’avocat des pauvres ». Fils d’un singe charpentier
d’Angoulême, il fit des études secondaires puis devint étudiant en droit au
quartier latin à Paris. Mais au bout de trois années, lassé de traîner ses
culottes sur les bancs de la faculté, il s’en revint chez son père pour
reprendre la charpente. De fait ce surnom a également une autre signification.
On parle depuis une dizaine d’années du mouvement naissant du syndicalisme.
L’Angoumois en avait fait sa marotte, son passe-temps favori. Au cours des
réunions, il prenait la parole pour forcer les travailleurs à s’unir et à
réclamer ce à quoi ils avaient droit. Ses phrases favorites étaient :
l’argent doit aller d’abord à ceux qui travaillent – les singes exploitent
les ouvriers – la sueur des travailleurs ne peut s’escompter à la Banque
de France – le travail doit nourrir l’homme et non les
comptabilités – il faut exiger du singe une diminution des onze heures de
travail quotidien.
— Moi, ajoute Beauceron, je suis pour toutes ces
revendications ; mais en assurant une tâche bien faite.
Dehors la machine siffle si fort que personne ne peut
ignorer que le travail recommence. Nous quittons la table. L’Angoumois et
Beauceron prennent rendez-vous pour le soir.
Près des bureaux, Monsieur Rabier nous surveille du haut de
ses cinq marches. Il nous appelle :
— Toi, le drôle, attends un peu dehors ; Toi,
Beauceron, entre. Je dois te parler.
Je reste un moment seul. Des idées me traversent l’esprit,
des questions m’angoissent. Si Monsieur Rabier ne voulait pas de l’Ours ?
S’il faisait venir mon père pour me reprendre ? Que ferais-je alors ?
Beauceron réapparaît le visage grave. L’index de sa main
gratte le pois chiche qui orne sa joue gauche. Mauvais signe ! Monsieur
Rabier me fait entrer et me déclare d’une voix douce :
— Ce matin j’ai été un peu dur avec toi. Il fallait que
je te jauge. En même temps je me devais de te parler comme ton père. Nous
sommes ici environ une dizaine de vieux compagnons placés au premier plan, tous
enfants de Salomon. On ne peut se tromper, l’erreur est interdite. Ce que tu
apprendras ici, tu pourras le parfaire ailleurs. Dans un an tu partiras chez le
frère « Compagnon ». C’est son nom. Il est chef de service chez
Eiffel. Ensuite tu iras chez Milon, un de mes compatriotes. J’ai également deux
camarades chez Fives-Lille, notamment Balme… Bref, tu peux faire ton chemin
dans de bonnes conditions. Je te protégerai, mon drôle. Mais en échange je
désire pouvoir compter sur toi en toute confiance. Acceptes-tu ?
Je suis angoissé et
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