La canne aux rubans
rapporte. Tu le
verras sur le chantier, les compagnons très nombreux ne font que passer. Une
fois le pont construit, ceux-ci se dirigeront vers d’autres chantiers. Seuls
resteront les locaux, c’est-à-dire ceux qui habitent ici, sont mariés et ne
trimardent plus. Que penses-tu de ce vin ?
— Il est bon et passe bien sur la glotte.
— Bravo, mon petit Blois. Partons jeter un œil sur les
bureaux du chantier. Peut-être y verrons-nous Monsieur Rabier.
En sortant de la Croix Verte, très grosse auberge dans
laquelle tous les corps de métiers se succèdent pour y prendre repas ou boire
un coup, une surprise m’attend : le château situé de l’autre côté de la
Loire. Une splendide bête juchée sur son promontoire. Fier, majestueux,
imposant, garni de quatre tours, d’une forêt de cheminées, il domine les
ruelles sans soleil où il me semble qu’une carriole ne pourrait passer.
Sur cette rive une petite armée d’hommes s’occupe de mille
travaux de part et d’autre de la Loire. Ici, les bois, fers, cordages,
sonnettes, sont transportés, répartis, installés. Chaque ouvrier dans cette
fourmilière me semble abattre un travail considérable. Enfin un grand chantier
en pleine vie !
Beauceron me laisse seul et s’entretient avec des hommes qui
ont l’air de bien le connaître.
Je frappe à la porte d’un bâtiment en bois sur lequel est
inscrit : Direction. Un jeune garçon m’accueille et m’annonce à Monsieur
Rabier.
— Faites-le entrer, Justin.
Derrière un énorme bureau, je reconnais le singe. C’est bien
l’homme rencontré à Tours en compagnie de mon père. De forte carrure, de taille
moyenne, brun, le visage hâlé, portant moustaches épaisses, un chapeau noir aux
larges bords sur la tête, il fume un petit cigare que son index tapote nerveusement.
— Bonjour Monsieur, lui dis-je en le regardant droit
dans les yeux.
— Alors te voilà à Saumur. Que viens-tu y faire ?
Ton père ne t’accompagne pas ?
Je tousse un peu, le prie de m’excuser, retousse.
— Tu as pris froid cette nuit ? me lance-t-il avec
ironie.
Je suis mort de peur et m’essuie le front avec mon mouchoir.
— Je t’écoute, parle ! me dit-il de sa voix
bourrue.
— Comme vous le voyez, Monsieur, je suis devant vous, à
Saumur et je voudrais travailler. J’ai quitté le toit familial.
— Avec l’autorisation de ton père ?
— Non, Monsieur, sans.
Rabier plisse ses paupières, tire sur son cigare éteint. Il
l’écrase dans un cendrier en pierre.
— J’apprécie ta franchise. Je n’aurais pas supporté un
mensonge dans ta bouche. Ton père m’a écrit. Il se doutait qu’un prochain jour
tu serais là, devant moi. Dans sa lettre, il me demande de te tenir
serré ; car tu as une « tête de diable », selon son expression.
Je suis dérouté. Ainsi mon père me noircit cruellement.
C’est trop fort. Je ne désire pas que les choses en restent là.
— Vous êtes l’ami de mon père, je le sais, mais il me
semble que vous me condamnez avant même de m’avoir jugé sur le travail. Si vous
ne voulez pas de moi, je m’en irai plus loin. Il y a toujours de la tâche pour
ceux qui en veulent.
Tournant les talons, je me dirige vers la porte. La grosse
voix de Rabier coupe mon élan :
— Reste ici, gamin. Tu as une tête de roche dure. Tout
le portrait de ton père. Susceptible avec ça ! Nom de Dieu !
Sa voix se radoucit un peu. Il enchaîne :
— Je ne suis pas contre toi. Il ne sera jamais dit que
je ne tende pas la main à un fils de maître compagnon. Mets-toi bien ça dans la
tête. À partir d’aujourd’hui, tu deviens mon drôle. J’ai l’œil rivé sur toi,
tâche de filer droit. Tu es venu seul ?
— Non. Beauceron l’Ours m’accompagne.
— Bon, dans ce cas je vais trouver à cet entonnoir une
place de chef d’équipe à condition qu’il oublie son trou sous le nez. Il te
dirigera. Sache bien que le pont que l’on construit est une belle pièce de
1 100 mètres. La largeur de la Loire ici représente 700 mètres.
Les travaux vont durer deux ans. Tu auras le temps de me prouver ce que tu
vaux. Je jugerai ton courage et ta volonté. Va retrouver ton coterie et prendre
ton repas. À bientôt.
Nous échangeons un sourire et je pars à la recherche de
Beauceron. Il bavarde avec des ouvriers ; mais en m’apercevant il les
quitte et vient à ma rencontre.
— Alors, mon petit Blois, comment ça s’est passé ?
Je raconte tout
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