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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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l’hôtel pour retrouver Monsieur Rabier, Beauceron et L’Angoumois
qui vient d’arriver. Ce matin on défile dans les rues de Nantes en portant les
chefs-d’œuvre sur des plateaux. En tête la bannière flotte au vent. Nous
faisons une première halte devant une église. On dépose le plus grand
chef-d’œuvre devant l’autel. Au premier rang, la Mère de la Cayenne s’assied à
côté du Premier de la Ville. Puis prennent place, par ordre d’ancienneté et de
grades, les maîtres et compagnons. Au fond s’installent les apprentis de la
ville par corporation. Le fait d’entrer dans une église m’irrite et me donne
des démangeaisons. Je revois le vicaire de Saint-Aignan arrachant mes dessins
et me chassant. N’en pouvant plus, sans faire de bruit, je sors discrètement,
vais pisser sur le mur mitoyen du presbytère, puis boire un café dans la
première auberge ouverte. Quelques minutes après, je reviens pour m’asseoir à
ma place. La cérémonie se termine. En sortant, Monsieur Rabier me prend par le
bras et me dit mi-content, mi-bourru :
    — Tu es bien comme ton père ; les curés tu ne peux
pas les piffer.
    — C’est pas seulement ça.
    Je tente de lui expliquer que rester debout sans rien faire
me déplaît au point que je me gratte. Mon singe rigole en me tapant dans le
dos. À la sortie, le défilé se remet en marche. Les badauds sont nombreux. Les
gosses crient et chantent. Quelques femmes se signent croyant au passage du
Saint-Sacrement. Les chiens aboient et mordillent les bas de pantalons. Les
gendarmes chargés de la circulation tentent de laisser la voie libre mais les
chevaux attelés sont excités par tant de bruit. Les conducteurs descendent pour
les maintenir. J’avoue, sincèrement, ressentir une certaine fierté. Je suis un
vrai compagnon, et m’imagine que quelques regards de la foule sont pour moi. Ne
serais-je pas en train de devenir orgueilleux avant d’en avoir le droit ?
    Nous revenons à la loge et y déposons les chefs-d’œuvre qui
réintègrent leur place. Puis a lieu un immense repas bien arrosé au cours
duquel on interprète des chœurs compagnonniques. Comme il fallait s’y
attendre : à un bout de table, L’Angoumois, « l’avocat des
pauvres », en profite pour prêcher son syndicalisme. Monsieur Rabier
l’écoute d’une oreille attentive sans jamais porter le regard sur lui.
    — Il faut en finir avec les divisions et les haines qui
mettent aux prises toutes les forces séculaires des charpentiers. Nous devons
tous nous battre pour les mêmes raisons, le même idéal. Rien ne nous divise,
tout nous réunit. Face au patronat montrons-lui qu’un souffle, qu’un cœur,
qu’un sang, font de nous un seul homme désirant trouver le juste salaire. Mes
frères, tous réunis ici, ayons une vraie pensée pour ceux d’entre nous qui sont
exploités par des patrons injustes et sans scrupules. Monsieur Lamartine nous a
prévenus, en déclarant : le travail est une sorte d’esclavage tempéré par
le salaire. Nos gains doivent être, du Nord au Sud et, de l’Est à l’Ouest, les
mêmes. Il ne doit plus exister ces différences qui permettent aux uns de vivre
juste et aux autres d’avoir encore faim en quittant la table. Levons nos verres
à la Liberté, à l’Égalité, à la Fraternité et au Syndicalisme.
    Un tollé d’applaudissements et de bravos remplit la salle.
Seuls quelques singes roulent des boulettes avec leur mie de pain, ou se
mouchent de toute leur force pour casser cette joie générale. Beauceron se lève
et demande que l’assemblée boive à ces belles paroles. Les litres circulent de
main en main, les verres se remplissent jusqu’au bord pour être éclusés d’un
seul coup d’un seul. L’Angoumois ne se contente pas de prêcher, il vend aussi
des épingles de cravate en os représentant des triangles, des compas et des
équerres. Chaque convive lui en achète au moins un exemplaire au prix de trois
francs pièce.
    — À quoi se livre-t-il ? demande Rabier à
Beauceron.
    — Ah ! Vous n’êtes pas au courant ! En deux
mots, voici le pourquoi et le comment. L’Angoumois fréquente une amie de ma
copine. Son père est ciseleur et sculpteur sur ivoire rue de la Fenêtre.
L’Avocat, qui n’est pas manchot, a compris tout ce qu’il pouvait tirer de cette
idée-là. Alors il va une fois la semaine dans les boucheries demander des gros
os. Il les cuit pour les blanchir et les nettoyer. Avec cette matière-là qui ne
lui

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