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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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coûte qu’un litre de vin tous les mois, il sculpte des épingles de cravate
aux dessins compagnonniques et en fait commerce, comme vous le constatez. Cela
compense les frais du syndicalisme.
    Monsieur Rabier plisse les paupières, grimace puis
sourit :
    — Pas bête ce bonhomme ! Son voyage ici lui
rapportera gros à ce que je pressens. Avec le bagout qu’il a, c’est un jeu
d’enfant !
    À Saumur, la vie reprend pour chacun de nous. À la Croix
Verte, le cérémonial de table est rétabli par les anciens qui se plaignaient
d’un certain laisser-aller. Nous devons nous présenter bien nettoyés, cravatés
après avoir quitté nos coltins [9] , c’est-à-dire des gilets de cuir
épais protégeant les épaules et les chemises contre les inconvénients du
transport des fardeaux. Le surveillant de table veille à la distribution des
places suivant un ordre précis et s’assure que les serviettes sont pliées, et
qu’il ne reste pas de pain qui traîne. Toujours assis à côté de mon gros Ours,
j’entends les avertissements du premier compagnon de table signalant un rot, ou
un pet sonore.
    Monsieur Rabier m’a chargé de la comptabilité des temps œuvrés.
Ce travail me prend près de deux heures par jour. En échange de quoi il a
encore augmenté mon salaire. J’ai enfin des économies que je dépose dans le
coffre du bureau.
    Un matin, mon patron convoque L’Angoumois. Je me trouve dans
la pièce à côté, la porte entrebâillée. Je ne peux que les écouter tout en
préparant un plan de coffrage.
    — Je voulais te voir, L’Angoumois, pour te dire ce que
je pense de ton intervention lors du repas de la Saint-Joseph. J’ai trouvé que
tu y allais fort et que tu n’étais pas l’ami de la vérité. Sache-le bien, je
paie douze heures de travail pour onze exécutées ; je ne compte pas les
quatre poses d’un quart d’heure pour le casse-croûte. Je te signale que je suis
en guerre avec les autres entrepreneurs locaux au sujet de l’augmentation que
j’ai acceptée : c’est-à-dire payer 12 sous de l’heure au lieu de 8, comme
on le pratique à Saumur.
    — Que vous ne soyez pas content, Monsieur Rabier, j’en
conviens… Mais à Paris on gagne 8 francs par jour, 10 à Vichy. Voyez la
différence !
    — Lorsqu’on calcule un devis de marché avec l’État,
L’Angoumois, on prend en compte les bases horaires des salaires. Si tu me fous
le bordel une nouvelle fois, je n’ai plus qu’à plier bagages et vous donner à
tous votre sac. Je ne veux pas que tu montes la tête de mes hommes. Va prêcher
ailleurs, tu trouveras toujours un public !
    — Autrement dit, je dois fermer ma gueule ou m’en
aller ?
    — Exactement. Tu as trouvé un fort bon métier de
remplacement avec tes épingles de cravate. J’en suis heureux pour toi, mais borne
toi à en faire le commerce à la sortie du chantier. Tu as bien entendu et
compris ?
    — Vous êtes en train de mêler deux affaires qui n’ont
rien à voir l’une avec l’autre. Oui, je suis un syndicaliste, car j’y crois dur
comme fer. Si vous ne pouvez augmenter vos ouvriers, c’est parce que vous avez
trop tiré les prix avec l’État ou les compagnies. Que vous pensiez à vos
actionnaires, je le comprends ; mais n’oubliez pas, avant d’annoncer votre
prix, que le travail est accompli par des hommes mariés et pères de
famille ! Vous devriez au contraire m’aider en tant qu’indien, à protéger
les gars qui resteront ici quand nous partirons. Ce sont presque tous des
agrichons [10] convenez-en. Les singes saumurois en
profitent ; ils rendent esclaves leurs ouvriers qui ne peuvent s’en aller
ailleurs.
    — Ta – ta – ta – ta, mon beau ! Ce
qui se passe ici je le déplore. Je dois juste m’intéresser à mon chantier et le
livrer dans les délais en rétribuant les bourgeois et les banques qui m’ont
avancé l’argent. Tu le sais, tout comme moi, on peut demander une rallonge aux
clients ; mais cette opération prend des mois et des mois, voire plusieurs
années. Je ne peux me payer ce luxe. Le temps presse. Alors je te répète :
ou tu ne me mets plus le couteau sous la gorge, alors tu peux continuer la
charpente et les épingles de cravate ; ou tu ne te consacres qu’à la
seconde occupation et quittes le chantier.
    — Dans ce cas, Monsieur Rabier, je quitte le
chantier ; je continue en ville à vivre mon syndicalisme et prêcher même
des grèves. Le soir je sculpterai des épingles que je vendrai

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