La canne aux rubans
revêts mon costume neuf, mes bottes mi-courtes dans lesquelles
j’enfile le bas des jambes de mon pantalon. Bien qu’il y ait un peu de monde
sur le parvis de la loge, et encore plus à l’intérieur, je ne vois personne.
Beauceron ne me quitte pas d’une semelle. Il est mon parrain. L’autre, car il
m’en faut deux, doit arriver à la fin des épreuves.
Je ne dévoilerai pas le rituel d’initiation. Cela nous est
interdit et enveloppe le secret que je recevrai. Toutefois je me souviendrai
toute ma vie des épreuves manuelles, morales, physiques, intellectuelles qu’il
m’a fallu subir. Les premières me semblent faciles et je suis très prolixe. Je
détourne les pièges, explique les fautes à ne pas commettre et les raisons. Mes
traits, mes dossiers, mes solutions aux problèmes qu’on me pose plaisent au
jury. On me donne quitus pour cette première épreuve en fin de la deuxième
journée ; alors que la majorité des apprentis se fait recaler, ajourner,
ou continue à travailler un jour ou deux de plus. Tout se passe dans une grande
salle en sous-sol, divisée elle-même en plusieurs pièces parfaitement
discrètes. Les autres épreuves sont beaucoup plus pénibles et même cruelles. Je
n’ai pas le droit de me retourner pour regarder derrière moi. J’entends les
souffles de mes parrains qui peinent avec moi. Je reconnais juste la
respiration de mon vieil Ours, mais rien du second. Le symbolisme, dans notre
famille de charpentiers, tient une place considérable. Je fais l’impossible
pour suivre le déroulement du rituel. Le soir on nous donne un matelas et une
couverture. Durant huit jours les quatorze louveteaux et moi ne sortons pas de
ces caves. Nous n’avons aucune idée du temps, de l’heure. Deux apprentis,
peut-être trop jeunes ou trop faibles, renoncent à continuer après une autre
épreuve les yeux bandés. Le septième jour on me fait une entaille au bras,
suffisante pour que je puisse signer de mon sang les parchemins qu’on me tend.
Les autres gouttes tombent dans un verre d’eau que je bois ensuite. Je suis
reçu et ai enfin le droit de me retourner pour donner l’accolade à mes
parrains. Les grosses larmes de l’Ours qui coulent sur ses joues m’inondent
tandis que Monsieur Rabier, car c’est lui, blanc comme un linge, crispe les
mâchoires. Ce grand événement se termine à l’étage supérieur par des ripailles
et une beuverie dignes des dieux grecs. Je reçois ma canne, mes rubans, mes
couleurs, mon compas, mon équerre, mon fil à plomb. Monsieur Rabier m’offre une
magnifique sacoche en cuir genre sabretache et Beauceron, plus modestement,
mais avec autant de cœur, me donne mon chapeau haut-de-forme. Je mange comme un
lion et deux tigres réunis. J’ai l’impression de ne pouvoir arriver à me
satisfaire. Les frères convives se poussent du coude et rigolent tout leur
soûl. Rabier nous invite ensuite à le suivre dans un hôtel où il a retenu trois
chambres. Je me jette sur mon lit en pleurant et en appelant doucement ma mère.
Je m’agite beaucoup cette nuit-là. Les rêves se succèdent. Je vois mon père
énorme qui arrive sur moi, me couvrant de toute sa puissance et qui me
crie : « Tu ne feras jamais rien ». Puis ce sont les bruits des
batteries qui sont tirées par mes frères maîtres et compagnons, ces sortes
d’applaudissements avec une succession de brèves et de longues comme en morse.
Je suis debout sur une estrade, les lueurs des bougies brillent et me font mal
aux yeux. Beauceron rit contre mon oreille si fort que je deviens sourd. Les
apprentis arrachent mes vêtements en criant des injures. Alors je me retrouve
sur une barque qui prend l’eau juste au milieu de la Loire. J’écope, j’écope…
Et plus j’expulse l’eau, plus mon embarcation se remplit. Je vais boire la
tasse lorsque Monsieur Rabier, qui marche à pied sec, me tire par le col de ma
chemise et me traîne jusqu’au bureau. Le général de Bouligny m’oblige à monter
à cheval et à rentrer en classe en me baissant pour franchir la porte. Monsieur
Mornay, mon directeur, me renvoie de l’école. Alors je me retrouve dans les
bras de ma mère. Une nuit atroce. J’ai mal partout au lever. On dirait qu’on
m’a cassé. J’en conclus en me lavant le visage et le corps que ce sont les tensions
nerveuses subies ces derniers jours, auxquelles on peut ajouter mon dîner
pantagruélique d’hier soir qui me jouent des tours. Remis en forme, je descends
l’escalier de
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