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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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laisse à croire qu’ils ont
jeté l’ancre, que le bateau ne reprendra plus la mer. Et puis, tout à coup,
sans raison, le vent se lève, la mer plate s’agite. Ils entendent les vagues
qui battent leurs flancs. Au début ils résistent à une simple réflexion, une envie
d’aller voir plus loin s’il n’existe pas une autre crique. Puis une nuit, un
jour, ils ne savent pourquoi, l’envie se transforme en besoin impératif. La
faim de voyager les reprend tout entiers. Leur petite résistance s’envole. Il
leur faut la route, un autre cap, d’autres lieux, d’autres ouvertures. Rester
attaché à un amarrage devient impossible. Ils coupent les filins et
adieu !
    — Mais ils font souffrir les autres, ceux qui les
aiment restent ?
    — L’amour, petit, reste peut-être le plus grand des
égoïsmes. S’il est partagé par les deux parties il se nomme : maison,
mariage, enfants, petits-enfants. L’homme se multiplie puis, fatigué,
disparaît. Souviens-toi de la chaîne d’union, image d’un symbolisme profond que
nous pratiquons avec joie. Partout sur nos routes, dans nos chantiers, à
l’intérieur de nos loges ce symbole existe. Le compagnon n’est jamais seul. Il
se fait reconnaître par les siens, vit avec eux, pour eux, par eux. Des gars
comme Beauceron restent les maillons pouvant s’accrocher à d’autres chaînes où
qu’ils se trouvent, pour en réalité se fondre en une seule dans l’espace et
dans le temps.
    — Mais ils vieillissent ?
    — Bien sûr, nous en sommes tous là. Toi-même, n’as-tu
pas quitté ta famille ? Ton père a agi de même autrefois… et moi
également. Qu’avons-nous au fond de l’âme ? Durant cette période nous
devons prouver que nous vivons libres et que nous devons nous surpasser. J’en
ai bavé pour en arriver là où je suis. Tu es comme moi, de la trempe des
capitaines de navire. Beauceron et bien d’autres ne sont et ne seront jamais
que d’excellents matelots, des quartiers-maîtres peut-être. Seules nos
différences, marquées par nos allures de croisière, le choix de nos escales, la
connaissance, la curiosité, l’envie de commander au lieu d’obéir nous classent
soit, dans les soutes ou sur le pont, soit à la passerelle. Chacun a son rôle à
jouer.
    — Et puis après ?
    Monsieur Rabier se met à rire.
    — Après ! c’est après. Tant que nous pouvons
penser à l’après nous restons en bonnes conditions. Mais il est pénible de le
voir s’effilocher, l’après ! Notre vocabulaire change. Nous ne parlons
plus que de l’avant ; les souvenirs affluent. Le passé revit. Les autres
nous écoutent. La marche à reculons nous mène à la disparition.
    Dehors les passants arpentant le trottoir jettent un œil
vers la salle du café. Les bruits des roues des charrettes, les jurons des
cochers, les sabots ferrés des chevaux, les rires des femmes nous parviennent
étouffés.
    Monsieur Rabier verse à nouveau de ce bon vin dans nos beaux
verres à pied. Je me sens tout drôle ; une vague impression me dit que je
me souviendrai longtemps de cette conversation.
    — Qu’est-ce que je dois faire pour Courchamps ?
    — Ce que tu veux. Parles-en à Beauceron, tu verras bien
sa réaction ; mais de toute façon vas-y. C’est le moyen de prendre du
galon.
    Nous nous sommes quittés avant de franchir les ponts. Lui
doit aller vers son hôtel, moi à la recherche de mon Ours. En passant devant la
Croix Verte je le trouve sur le pas de la porte en grande conversation avec un
ouvrier. En m’apercevant il le quitte et vient vers moi.
    — Tu arrives juste comme il faut, mon petit Blois.
Allons chez La Marianne, elle nous a mijoté un bœuf en sauce paraît-il !
    En route Beauceron ne parle guère ; il a l’air
soucieux. Moi je me tais et j’attends. Avant de passer le deuxième pont, l’Ours
met sa grosse patte sur mon épaule, tousse un peu, se gratte la gorge. Je sens
qu’il va parler. Alors, comme pour l’aider, je m’arrête et regarde notre pont
en fer.
    — Quel beau travail, tout de même, on ne peut
s’empêcher d’en être fier. Qu’en penses-tu, mon frère ?
    — Encore un chantier qui va se finir ; mais il
reste encore les rails, les traverses de bois, les boulons à ancrer sur la
ligne montante et la descendante.
    Puis il se tait, regarde le ciel, gratte son pois chiche.
Respirant profondément, il ajoute :
    — Ce n’est pas du travail pour moi. Je vais reprendre
ma besace et descendre sur

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