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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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mais
celui-ci fait semblant de n’avoir rien remarqué. Le soir, ce dernier nous
régale au cabaret de la rue Juive en lâchant de temps à autre des plaisanteries
un peu lourdes sur les godelureaux, freluquets et vers luisants d’opérette.
    Les mois d’hiver apportent leur frimas. La Loire, cette
jeune fille amincie et alanguie entre les bancs de sable durant l’été, prend la
forme de grosse matrone puissante, toujours lascive, débordante, mais
silencieuse.
    Le pont du chemin de fer avance de part et d’autre des
rives. Dans les batardeaux [8] poussent les piliers de soutien. De
mon côté, le chantier a dépassé l’île du Saule ; de l’autre la moitié du
cours du fleuve est déjà franchi. Monsieur Rabier peut être satisfait ;
mais il ne le montre pas préférant conserver ses attitudes patronales au visage
fermé.
    Mes résultats, place des Récollets, me mettent en valeur.
Tant et si bien que d’un commun accord entre mon singe et les ingénieurs, on
m’inscrit à Angers. Sur leur recommandation, la direction des Arts et Métiers
accepte que je présente tous les mois mes cahiers, plans et mémoires. Ainsi
durant deux années, je travaille comme une bête qui veut arracher sa charrette
de connaissances sur la pente très rude et accidentée qui me conduira au succès
final. Il me faut faire un choix et m’y maintenir. J’écris à ma mère pour lui
raconter mon existence. Elle me répond plusieurs fois en des mots délicats,
chauds qui me serrent très fort le cœur. Toutes ses lettres commencent par
« Mon grand ». Je frotte mes yeux qui s’embrument pour lire jusqu’à
la fin. Mes frères et mes sœurs ne m’oublient pas et m’embrassent. Quant à mon
père elle n’en fait mention qu’en s’unissant à lui pour m’étreindre dans ses
bras. La seule chose que je déplore, au fond de moi, est l’impossibilité de lui
envoyer quelque argent. Or, depuis la semaine dernière, Monsieur Rabier m’a
pris à part et m’a confié :
    — Je n’ai pas l’habitude de féliciter mes drôles ;
mais aujourd’hui je ferai exception. De tous côtés, tant à l’école, qu’auprès
de mes ingénieurs, j’entends des compliments sur toi. Ne crois pas que la
partie soit gagnée. Loin de là ! Tu me rends de loyaux services. Cela me
prouve que ma confiance repose sur un bon terrain. L’ingénieur Martin doit nous
quitter. Il me sera utile près de Bordeaux dans le bureau que je monte. Je
prends un risque calculé en te demandant de prendre sa place à côté de Sellier.
Vous vous entendez bien. Il est convenu que j’augmente ton salaire de cent
francs par quinzaine au début. Dans trois mois, je reverrai la question.
Continue dans la même voie. Ne change rien à tes habitudes. En outre, tu te
présenteras à la Saint-Joseph à la loge de Nantes pour y être reçu compagnon.
Je ne pense pas que tu aies beaucoup de mal à franchir les épreuves. Cela te
convient-il ?
    Je suis au ciel. Mes efforts payent. La vie monacale à
laquelle je m’astreins porte ses fruits. La gorge enrouée par la joie, je
réponds :
    — Vous êtes un vrai père pour moi, Monsieur Rabier.
Jamais je ne l’oublierai. Vous pouvez tout me demander. Merci, un grand merci,
large comme la Loire.
    — N’exagérons rien. Je ne serai entièrement satisfait
que le jour où tu auras fait la paix avec mon ami, ton père, Blois La Science.
    — J’y pense, mais ne suis pas prêt encore.
    Rabier éclate de rire et me frappe dans le dos.
    — Sacré drôle. Teigneux et rancunier avec ça. Tu
connais mon opinion, mais je reste assez tolérant pour ne pas influencer ta
décision.
    Mon existence change une fois de plus. J’ai l’impression de
progresser réellement. Mais je veux plus encore.
    Le printemps arrive. L’été passe. Un nouvel hiver approche.
Peu d’événements marquants, sinon un travail de plus en plus astreignant qui me
fait courber l’échine sur mes tables au bureau, à l’école, chez moi. De temps à
autre j’ai une furieuse envie d’exploser, de m’amuser comme les autres, de
boire plus que de raison, d’aller dans un claque me libérer.
    J’atteins presque un mètre quatre-vingts. Mon appétit
devient monstrueux. Je me rase tous les jours. Le matin, au réveil, mes draps
laissent apparaître de grandes taches d’un blanc jaunâtre. La nuit, je rêve à
Bernadette qui m’a fait danser au mariage, à Saint-Nicolas-de-Bourgueil. Le nez
dans mon oreiller je crois retrouver son odeur de

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