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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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trouver, demeure une des grandes joies de la vie. Elle s’inquiète pour moi et
me morigène tendrement au sujet du mandat reçu. Suit, avec de nombreux détails,
l’emploi de cette somme, comme si elle désirait justifier à mes yeux ses
dépenses.
    J’imagine son visage, orné de ses longs cheveux souples,
penché sur la page blanche où elle couche toute sa tendresse et son amour
maternel. Maman ! la plus belle femme du monde, celle avec qui je me sens
en complète harmonie. Je suis le seul à lire les « non-écrits » de sa
belle main rongée par les lessives, noircie par la fumée de la cheminée,
râpeuse et craquelée par un travail permanent. Le sentiment d’être toujours son
« grand » me donne force, volonté et courage pour mener ce combat
auquel je me suis condamné, afin de devenir un homme.
    Ici je retrouve auprès de Monsieur Rabier les vrais
sentiments filiaux, c’est-à-dire le respect, l’amitié, la reconnaissance, que
j’aurais dû prodiguer à mon père. Papa Rabier, comme j’aime l’appeler, sait se
montrer dur et tendre, confiant et secret, bourru et aimable. Comme me le
confiait mon « gros Ours », c’est un homme aux feuilles d’acier, au
tronc en saindoux. L’image m’a fait bien rire, mais semble juste.
    Parfois le dimanche, il m’emmène déjeuner dans des
restaurants où l’on coudoie des officiers, des notables. Il m’apprend les règles
de la gastronomie et de la bonne tenue. En sortant de table, souffrant encore
de faim, je reconnais que mon éducation doit traverser certaines situations.
    — Vois-tu, mon petit Blois, on peut juger d’un seul
coup d’œil la condition d’un homme à la façon dont il se tient, boit, mange,
parle. Le pain, par exemple, représente une vraie nourriture pour les hommes
qui touchent un petit salaire. Pour d’autres, moins démunis, il constitue une
faible partie de leur alimentation.
    — Mais Monsieur, il faut espérer que chacun aura un
jour la qualité et la quantité.
    — Tout à fait d’accord avec toi. Seulement les
habitudes sont prises. Ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas évoluer, car ils
se trouvent bien, resteront ainsi toute leur vie. Tu me traites peut-être d’orgueilleux ;
il n’en est rien. J’ai eu ton âge. J’ai eu faim, très faim. Mon petit salaire
faisait le bonheur du boulanger. Puis le temps a passé. Gagnant plus d’argent,
je l’ai dépensé d’une autre façon. Aujourd’hui j’ai près de quarante-cinq ans ;
mais, lorsque je prends dans ma main une tartine, il me vient souvent en
mémoire l’époque où je rêvais le soir en m’endormant de grosses miches bien
levées, à la croûte d’un brun roux et parfumée.
    — La faim mine terriblement car elle accapare le corps,
l’esprit, ne pensez-vous pas ?
    — Certes, elle paralyse, mais force à se surpasser. Tu
vois ici tous ces gens, ces bourgeois, ne sauraient te parler de la faim, comme
je peux le faire ; parce qu’ils n’ont jamais manqué, je suppose. Il ne
faut pas les jalouser, ça ne servirait à rien. Nous nous appauvririons
stupidement. Par contre, la faim d’apprendre relève de la curiosité, de la
joie, du bien-être moral. Le travail efface les peines et le temps perdu. J’ai
compris que tu te jetais dedans avec toute ta jeunesse, ta voracité, ta
vengeance.
    — Pourquoi parlez-vous de vengeance ?
    Monsieur Rabier éclate discrètement de rire et me
répond :
    — Parce que ton père un soir t’a déclaré « que tu
ne ferais jamais rien ». Quand tu le reverras, mon petit Blois, oublie
cette phrase de colère. En lui baisant les mains, remercie-le de te l’avoir
dite. Il t’attend dans sa petite maison, rue des Tanneurs à Saint-Aignan et
voudrait te prendre dans ses bras pour te complimenter.
    Mon visage a dû changer de couleur. Je baisse la tête et dis
tout bas :
    — Je reviendrai chez moi faire la paix le jour du
tirage au sort. Pas avant.
    Rabier ne bronche pas. Il joue avec la salière en la
tapotant sur la table. Puis il m’offre un de ses petits cigares. Je le prends
machinalement. Il me tend une allumette soufrée qu’il a grattée sur le morceau
de pierre dure et striée, insérée sur le devant du porte-allumettes rond. Une
quinte de toux me prend. Mon visage rougit. Je me sens ridicule. Monsieur
Rabier me fait signe de boire. Mes toussotements s’arrêtent. J’esquisse un
sourire.
    — C’est ton premier sans doute ? fait-il en
plissant les paupières.
    Je réponds oui en

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