La canne aux rubans
très
heureux.
— Mais vous vivez très heureux, Marianne !
J’avais dit une phrase de trop en me croyant aimable. Voyant
sa petite frimousse prête à grimacer, et entendant Beauceron tousser comme un
tuberculeux, je lance :
— À ce propos, Revêche le maçon, le voisin qui vous
fait face, a demandé à Monsieur Rabier l’autorisation que je trace le relevé
des cotes et fasse des gabarits pour un de ses chantiers, à l’église de
Courchamps. J’en suis bien heureux, pensez-donc ; mais à mon tour, j’ai
prié notre singe qu’il te permette de venir avec moi, vieux coterie.
Beauceron ne tousse plus ; au contraire, il remplit nos
verres et lève le sien en déclarant :
— Partout où tu iras mon môme, je serai à tes côtés.
Marianne sourit et dodeline de la tête.
— Et vous en aurez pour longtemps ? demande-t-elle
doucement.
— Une huitaine, faut voir.
— Tu vas aller foutre ton nez dans une église, mon
gars ?
— Nous travaillerons en sous-sol. Et puis y’a pas de mal
à aider les belles choses à se conserver !
— Quand partons-nous, petit Blois ?
— Après-demain matin.
— Tope là, dit l’Ours en me tendant sa grosse paume. Ça
s’arrose.
Marianne ne parle pas de l’après-chantier, comme si cette proposition
avait englouti à jamais le grand départ de son petit ourson. Nous continuons à
boire et repassons au blanc de Saumur bien frais. Parfois on entend les
réflexions des passants qui nous lancent :
— Faut pas s’en faire, les gars !
Et Beauceron d’ajouter :
— Et ça fait du bien à nos petits corps !
Toutes les voisines ont plié leur travail dans des
serviettes puis rentrent leur chaise. La nuit tombe. Je me lève, remercie
Marianne en l’embrassant. Beauceron m’accompagne jusqu’à l’entrée du premier
pont. Il me donne une accolade aussi fraternelle que paternelle. Quelques
longues minutes après, je retrouve ma chambre, constatant qu’elle est plus
grande que le logement de mes hôtes. J’ouvre mes livres et mes cahiers pour me
plonger dans la résistance des métaux. Mais mon esprit fait l’école
buissonnière. À bien réfléchir, j’en arrive à admettre que Marianne est la sœur
jumelle de Bernadette. J’ai cru, tout à l’heure en l’embrassant, donner le
baiser à ma petite « professeur de danse » que je n’ai jamais revue.
Un instant, je l’imagine là avec moi, en train de brosser ma veste de sortie
avant de venir par-derrière mettre ses bras autour de mon cou en déposant plein
de petits baisers, comme un oiseau qui picore. Faut pas que je pense à tout ça.
Je souffre et ne peux travailler. Alors je quitte ma chaise et prends en main
ma canne de compagnon en bois dur. Mon emblème de l’autorité et du pouvoir, la
voie de la rectitude. Un compas et une équerre s’entrelacent avec la bisaiguë
sur une sorte de pastille piquée près du pommeau marqué de la lettre G. Je
connais l’endroit où elle est évidée, et cache mon passeport compagnonnique. La
saisissant de la main droite, je me plais à saluer un être imaginaire. Mes
doigts prennent le pommeau et mon pouce cache la pastille. On ne m’a pas encore
appris toutes les significations du salut qui peut indiquer : le
dévouement, le mépris, la provocation, la confiance. Ses rubans affichent les
couleurs : rouge, vert, blanc. Le blanc étant comme il se doit la pureté
de l’âme, et les larmes que maître Jacques a versées pour nous. Le rouge
indique le sang qui a coulé et l’amour ardent de la liberté. Le vert figure
l’espérance, le devoir. Ah ! cette canne n’a pas encore droit aux franges
d’or qui marquent le titre de premier compagnon… Tout cela, je suis sûr,
viendra en son temps. De quelque côté que je me retourne, je ne rencontre que
le verbe Apprendre. Si je réussis mon examen, je me promets « d’apprendre
la femme », mais j’imagine que cela doit être long et bien difficile aussi.
Du coup je reprends mes livres et plonge dans la résistance des matériaux.
III
Le surlendemain, nous partons de bonne heure pour
Courchamps. Chapeaux sur la tête, cannes à la main, besaces sur l’épaule. Ce
village se trouve à une quinzaine de kilomètres au sud, entre les Ulmes et Le
Coudray. Une vraie balade. Beauceron m’informe qu’il a écrit au compagnon
Renois dit Casse-Cou afin de tenir sa place de chef d’équipe aux sonnettes.
— Il est fort le coterie ! Pendant quelques jours
encore, à notre retour,
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