La canne aux rubans
endroit ? Ils respectent le
nom de Rabier. Il ne serait pas étonnant qu’il soit passé les saluer il y a peu
de temps, sans rien me dire. Les élèves, pour la plupart des fils de famille,
restent très distants envers moi, ce qui ne me gêne en rien. À Angers règnent les
Soubises. Par simple prudence, mais non par peur, je ne cherche pas à les
rencontrer. Un des Portos m’a donné l’adresse d’une de ses tantes. Très
simplement, mais avec grand cœur, je dîne et couche chez elle.
Le surlendemain je reprends la diligence et retrouve Saumur.
Mon prochain voyage me mènera devant l’examen. J’en ai déjà des sueurs froides.
Rabier, après le bureau, bavarde souvent avec moi. Je sens
que cet homme voudrait me conduire le plus loin possible, comme le ferait un
père pour son fils. Ce soir il m’interroge sur mes études, sur mes lectures,
puis d’un seul coup me parle de compagnonnage et de symbolisme. Habilement,
papa Rabier m’oblige à réfléchir, à comprendre ; utiliser le geste et le
mot avec la facilité d’un jongleur lançant ses balles. Enfin il me parle de mon
proche avenir :
— Il faut que tu te fasses seul, mon petit Blois. Après
avoir été reçu à Angers, à ton examen d’aptitude, tu quitteras le chantier et
trimarderas. Le travail ne manque pas. Si je te demande d’agir ainsi, c’est uniquement
pour que tu te prouves à toi-même que tu peux te débrouiller. Dans quelques
mois tu seras arrivé à Bordeaux. Là tu iras voir Berthomieu. Je le mettrai au
courant. Cet homme a toute mon amitié, ainsi que mon estime. Nos conceptions et
nos itinéraires se rapprochent. Je travaillerai sur un chantier voisin du tien.
Nous nous reverrons.
En le quittant, j’ai l’impression d’avoir posé mes dents sur
la peau d’une pêche pas tout à fait mûre. Je croque sans savourer le fruit
développé doucement au soleil. Il faut que je me calme.
Dans ma tête tout se mélange, arrive, bute, repart…
La porte de ma chambre fermée, je regarde avec orgueil mes
deux piles de livres représentant les colonnes de la loge. Un vide les sépare.
Celui-ci ressemble-t-il à la porte qu’il me faudra franchir bientôt pour aller
au-delà ? Seulement voilà ; après ce passage, d’autres couloirs
donnent sur d’autres temples ornés de colonnes encore plus grosses et des
portes de plus en plus petites et étroites m’attendent certainement. Rêves,
illusions, chimères, je vous garde au fond de moi comme des biens précieux ne
possédant que la valeur que je vous attribue. La vraie richesse des pauvres ou
des fous !…
Un après-midi, profitant d’une commission dont m’avait
chargé papa Rabier je n’ai pu résister à l’envie de m’acheter un beau compas et
une équerre décorée. Le premier objet, aux deux branches égales, se surnomme
« Outil du Seigneur ». Emblème de la sagesse il permet de mesurer
toutes choses à leur juste valeur ainsi que de pratiquer toutes les opérations
de métier. L’équerre représente l’équité, la droiture tant dans la pensée que
dans l’action. Je ressens le symbolisme comme une science, mais non comme une
croyance aveugle. Il y a un aspect dogmatique qui fleure un certain encens
d’église philosophique aussi restrictif et aléatoire que les soi-disant
mystères inexpliqués par les curés. Malgré moi et sans vouloir faire de peine à
personne, je pense sincèrement que si on avance un fait ou une idée il faut
avoir la possibilité de le prouver.
Rabier s’engage parfois dans des discours que je trouve
cocasses. Je l’écoute avec attention et en demande la raison. Une réponse
arrive : quand tu auras pris du galon tu comprendras mieux. Autrement
dit : il élude l’explication en se blottissant derrière des mots
mystérieux auxquels, paraît-il, je ne puis accéder. Alors je n’insiste pas et
le laisse pérorer au sujet de son mélange : air, eau, feu, lune, soleil,
soufre, mercure et que sais-je encore. Je devais m’en ouvrir un jour à
L’Angoumois « l’avocat des pauvres ». Peut-être la fabrication de
chapelets symboliques l’intéresserait-il ? Dès que j’en aurai fini avec
mon examen à Angers, je me mettrai à lire des auteurs classiques. Papa Rabier
me conseillera quant au choix à faire. J’écrirai à ma mère dans quinze jours,
après mes résultats. Comme j’aimerais lui annoncer une bonne nouvelle !
Et voici arrivé le jour tant redouté. Il débute par une
dispute avec un notaire qui veut
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