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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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soucoupes, fume nerveusement une cigarette, donne
mécaniquement une serviette blanche pliée et un petit bout de savon aux filles
qui viennent les lui demander. Puis elle boit un liquide brun, repose son
verre, engueule son personnel, passe un mouchoir entre ses seins pour éponger
la sueur.
    Une fille vient la voir en pleurant :
    — C’est pas moi, Madame, faut pas croire ce que vous
dit la Perruche.
    — Ferme-la, pauvre idiote ! Et travaille, ça te
changera. Seize clients ce soir, une misère ; Monsieur Paul va te filer
une danse quand il passera.
    — Mais je débute, Madame, répond-elle en hoquetant.
    — J’ai dit, travaille Bernadette. Remue-toi le
« troufignon », hurle la grosse en levant la main sur la fille.
    Ce prénom éveille en moi un souvenir. Non que cette
Bernadette ressemble à l’autre de Brain-sur-Allonnes. Elle est petite,
rondelette, cheveux courts frisés, avec au milieu de sa frimousse un petit nez
à fixer les gargouilles. Nos regards se croisent. Elle essuie, d’un revers de
main, les larmes qui sillonnent ses petites joues ; puis simule un pauvre
sourire qu’elle voudrait engageant. Plus par pitié que par envie, mes yeux se
portent sur elle avec sympathie. La voilà auprès de moi, dans une robe courte
qui lui cache à peine les fesses.
    — Veux-tu que nous nous asseyions ? On sera mieux
pour bavarder, me dit-elle d’une voix qui s’affermit.
    Je la suis. Des hommes parqués dans leurs stalles,
embrassent à pleine bouche des filles qui rient. Leurs mains s’attardent
lourdement sur les seins ou le bas-ventre. Un couple semble se disputer. La
fille est giflée par un homme qui porte une grosse bague au doigt. Je fais le
geste de donner une leçon à ce paltoquet ; mais Bernadette me tire par la
manche et m’installe dans un angle où je ne peux plus bouger.
    — Laisse tomber, c’est Monsieur Paul. Comment tu
t’appelles ?
    — Adolphe.
    J’ai répondu sans m’en apercevoir, comme une machine.
    — Moi, c’est Bernadette, minaude-t-elle, ça te
plaît ? qu’est-ce que tu bois ?
    Je tente de réaliser où je me trouve et avec qui. Tout va
tellement vite. Ce monsieur Paul qui gifle cette femme serait-il celui dont la
patronne parlait tout à l’heure ? Une fois que nous aurons bu que va-t-il
se passer ? Bernadette pose sa main sur ma cuisse ; ses doigts jouent
du piano en effleurant ma braguette.
    — Qu’est-ce qu’on boit ? redemande-t-elle, une
bouteille qui pète ? Tu as de l’argent ?
    Je fais signe que oui. Bernadette se dirige déjà vers le
comptoir puis elle revient presque en courant. Un garçon apporte une bouteille
de Saumur champagnisé.
    — Tu vas me porter bonheur mon Adolphe ; j’ai si
soif.
    Elle tend les verres au garçon qui verse trop vite. La
mousse déborde et se répand sur la table. Bernadette mouille son index et
l’applique derrière ses oreilles.
    — Ça porte chance, rit-elle.
    Le garçon attend que je le paye. J’arrive à ne sortir qu’un
billet qu’il m’arrache presque des doigts en disant :
    — Je rapporte la monnaie.
    En voyant le billet les yeux de Bernadette deviennent
tendres.
    — C’est la première fois que tu viens ici ?
    — Oui Madame, dis-je en rougissant.
    — Je vais te faire passer un moment dont tu te
souviendras. Tu es fort comme un Turc et tu as l’air d’être gourmand de
plaisir, lance-t-elle avec affectation. À ta santé, Adolphe.
    Je balbutie : à votre santé !
    — Faut me dire tu. Ici il n’y a qu’une Madame à qui ont
dit vous, c’est Madame Madeleine, la sous-maîtresse. Tiens ! verse-nous
encore de ces petites bulles.
    Il fait chaud dans ce cloaque. J’aperçois des hommes qui descendent
ou montent un escalier à droite, accompagnés de filles qui le plus souvent les
aident tant ils paraissent saouls. Je sors mon mouchoir et m’essuie le front et
les joues. Bernadette s’amuse en me disant :
    — Tu seras bien mieux à poil là-haut. Quand tu voudras
on montera dans ma chambre, mon grand chéri.
    Seule ma mère, mais très rarement, m’avait appelé ainsi.
Aurait-elle le béguin pour moi cette petite fille ? Les doigts de
Bernadette continuent à jouer du piano ; mais elle change de main. La droite
passe derrière ma tête qu’elle attire vers elle. Ses lèvres touchent les
miennes. Un sentiment étrange m’envahit. Voilà donc le baiser entre homme et
femme ? Elle recommence en appuyant plus fort et plus longtemps. Sa langue
s’infiltre

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