Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
Vom Netzwerk:
à un bon
dîner, les ingénieurs et moi. Dans une ambiance gaie les plaisanteries fusent
autour de la table. Nous parlons de cette nouvelle loi déposée par le général
Boulanger, plusieurs fois ministre de la Guerre dans la plupart des
gouvernements successifs. Elle sera sans doute votée prochainement, mais trop
tard pour moi. Elle prévoit un service égal pour tous durant vingt-cinq ans au
total ; dont trois ans dans l’armée active, dix ans dans la réserve, six
dans l’armée territoriale et six autres dans la réserve de la précédente. Une
taxe en argent frapperait tous les hommes exonérés du service actif, par suite
de dispense ou de classement parmi les auxiliaires. Restaient à résoudre le cas
des étudiants, des séminaristes et des engagés volontaires. Les polémiques vont
bon train et bien entendu à la Chambre des députés, gauche et droite s’en
donnent à cœur joie. Je n’ai pas d’argent pour payer un remplaçant et, du
reste, je n’y tiens pas. Peut-être aurai-je la chance de tomber sur un bon
numéro qui me permettra de me retrouver dans la réserve.
     
    Le jour de mon départ, j’arrive de bonne heure à la gare et
choisis ma place en troisième classe, près de la fenêtre, dans le sens de la
marche. J’ai emporté des provisions de bouche car mon appétit ne change pas. À
Tours je descends du train et prends la diligence pour Saint-Aignan. J’y
rencontre Lodeve reçu compagnon à Nantes en même temps que moi. Ce dernier
intarissable me fatigue en m’accablant de ses histoires et de ses questions. Je
préfère regarder la nature et les fermes isolées dont je recherche par jeu les
noms des habitants. Je constate que ma mémoire ressemble à une dentelle. Il est
vrai que durant cette longue période mon esprit a été fort occupé par des
milliers de connaissances avalées goulûment. La voiture longe le Cher.
J’aperçois au loin le moulin à ma gauche et, à ma droite, les premières maisons
de mon village. Les femmes et les gosses debout sur le pas des portes semblent
ne pas vouloir louper le seul spectacle de leur journée. Je dis au-revoir à
Lodeve et me dirige vers la rue des Tanneurs. Quatre enfants viennent au-devant
de moi. Ils se tiennent par la main comme pour se donner du courage et me
barrent la route. La fille me fixe et dit tout bas.
    — Bonjour Adolphe.
    Je marque un temps. Elle ajoute timidement :
    — Je suis Georgette, ta sœur.
    Je m’accroupis et la soulève dans mes bras.
    — Bonjour Georgette, comme tu es belle !
    La gosse, de son doigt, me désigne les trois autres.
    — Voilà Georges, Henri et Frédéric.
    Les garçons sautent sur mes bras, mes épaules en hurlant de
joie. J’avoue être ému par cet accueil. Georges veut porter ma valise ;
mais Henri la lui dispute. Frédéric tient le côté de mon pantalon, comme s’il
ne voulait pas me perdre. Je ramasse mon bagage. Georges s’y accroche ;
Henri tire sur un pan de ma veste, Georgette prend ma main libre, Henri plonge
en tentant de chiper la place de sa sœur. Quelle complication pour moi qui n’ai
pas l’habitude des enfants ! Nous avançons. Je reconnais notre maison et
sa petite marche de pierre. Probablement alertées par les cris des gamins
Julienne et Marie sortent et me sautent au cou en parlant toutes deux à la
fois. Puis ma mère se montre. Elle me semble petite, recroquevillée sur
elle-même. Ses cheveux sont devenus poivre et sel. Les gosses se retirent. Nous
nous jetons dans les bras l’un de l’autre.
    — Mon grand ! Te voilà enfin. Que tu es beau…
    Elle pleure doucement, m’embrasse plusieurs fois. Moi je
retrouve son parfum de savon de Marseille sur les joues, l’odeur de feu de bois
dans ses mèches. Elle me caresse le visage, la tête, me respire, comme une mère
chien qui vérifie si c’est bien son petit. Dans un coin de la pièce, un homme
chenu, au corps voûté, quitte avec précaution son fauteuil, près de la
cheminée. Ses mains tremblent légèrement. Il esquisse un sourire, puis grimace
en tentant de se redresser. Je m’approche de lui. Nous nous embrassons. Nos
corps restent rivés l’un à l’autre tandis que ses larmes m’inondent le cou. Je
serre les dents pour m’empêcher de pleurer mais y arrive mal. Nous nous
séparons.
    On m’approche une chaise, mon père regagne son fauteuil.
Deux gosses grimpent sur mes genoux et je serre les tailles des autres. Ces
retrouvailles que j’attendais un peu m’inondent de bonheur.

Weitere Kostenlose Bücher