La canne aux rubans
Marie la grande, un
beau brin de fille de dix-huit ans ressemble bien à ma mère. Elle s’absente
pour aller chercher une bouteille dans le cellier. Julienne, quinze ans,
rondelette apporte des verres qu’elle essuie avec un linge blanc comme pour un
invité. Tous les yeux se dirigent vers moi. Je souris à chacun et à tous.
— Tu prendras bien un peu de vin du pays, mon garçon,
me dit le père.
— Sûrement ! parce que j’ai grand soif.
Puis toutes les questions pleuvent sur ma tête. Je réponds
comme je peux. Mon père prend sa grosse voix :
— Allez-vous bientôt finir de parler tous à la fois.
Vous ne saurez rien, n’entendrez rien. Un peu de silence. Je veux écouter mon
coterie. Marie apporte-nous une bouteille de l’autre casier. J’ai comme une
idée que celui-là sent un peu le bouchon. Tu ne trouves pas, mon gars ?
Je ne sais que répondre. Je bois sans me rendre compte. À la
deuxième bouteille, mon père me regarde et m’interroge de la tête.
— Celui-là est excellent. C’est du Thésée.
J’éprouve un grand plaisir à le retrouver.
Il me sourit et ajoute :
— J’en possède douze bouteilles qui vieilliront
doucement. Elles t’attendaient mon petit.
Au cours du repas nous parlons de tout et de tout le monde.
Des noms reviennent souvent sur nos lèvres : Beauceron, L’Angoumois,
Carde, Balme et surtout Rabier. Ils veulent tout savoir : quand et où j’ai
passé la première épreuve de compagnonnage, la raison de mon séjour à
Angers ; et puis avant Saumur, à l’école, pourquoi j’ai gagné Lyon en
passant par Cette… bref je saute du coq-à-l’âne et de la Loire à la Seine. Mon
père boit du petit lait en écoutant le récit de mon périple. Les gosses me
regardent en ouvrant leurs yeux tout grands. Les mots chantent, les expressions
volent, les paysages défilent. Ma mère pose sa main sur la mienne. Je sens
alors vibrer les muscles de ses doigts au fil de mon histoire. Je déroule les
faits comme des écheveaux. Ce bagout inhabituel m’étonne, je ne m’en croyais
pas capable. Ma mère nous invite à passer à table. Brusquement je me lève et me
dirige vers ma valise. Les trois jeunes se précipitent derrière moi, ayant
compris que l’heure des cadeaux sonnait enfin. Après m’être excusé de ce
retard, je donne une écharpe de laine bien épaisse et chaude à mon père. Ma
mère reçoit un châle de dentelle, les filles des coupons d’étoffes afin
qu’elles se confectionnent des robes. Les garçons ont des boîtes de crayons de
couleur, de peinture à l’eau et des livres d’aventures. Chacun ouvre son
paquet, regarde, s’extasie et vient m’embrasser en me remerciant. Pendant ce
temps je jette un œil sur la pendule. Il se fait tard, il faut dîner et aller
dormir. Demain matin je dois me rendre à la mairie pour la première réunion des
appelés.
Dans nos campagnes un rituel de trois jours accompagne le tirage
au sort. Personne ne voudrait s’y soustraire. Le premier jour débute par une
réunion générale des jeunes de Saint-Aignan présidée par le maire qui prononce
une allocution vantant en général la beauté de la jeunesse, le devoir de tout
citoyen envers la patrie. Il conclut en présentant ses vœux de chance à
l’assemblée. Puis les jeunes défilent dans les rues en chantant, s’arrêtant
dans tous les cafés pour boire un verre gratuitement. La journée se termine par
un bal. Le lendemain notre bourg reçoit les communes environnantes et nous
défilons tous ensemble avec drapeaux et tambours. Le soir un nouveau bal
clôture la fête. Enfin le troisième jour on se regroupe au complet devant le
monument aux morts avec la fanfare. Y président : maires, députés, parfois
le préfet ou le sous-préfet. Le cortège passe ensuite par les rues afin
d’atteindre la mairie où l’on procédera au tirage au sort.
Je dors dans un grand lit avec deux de mes frères :
Georges et Henri. Le second s’endort presque tout de suite ; mais le plus
grand voudrait continuer à écouter mes histoires. Gentiment, mais fermement, je
lui demande de trouver le sommeil. Ma mère, avant de se coucher, passe nous
border et nous embrasser comme du temps de ma jeunesse. Les lits des filles et
de Frédéric, placés dans la soupente, me rappellent que celle-ci était occupée
par les ouvriers et les compagnons qui tiraient leurs traits avec beaucoup de
mal. Dans la pièce, à côté de nous, j’entends mes parents murmurer
Weitere Kostenlose Bücher