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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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plus vivant, saillant, hors du commun. Toi-même, n’as-tu pas
comme but de dépasser ton père ; mais en même temps tu t’obliges à un
effort constant qui te mordille, t’énerve et t’oblige à ne jamais ralentir tes
efforts. Pour en revenir à cette exposition, sache bien que plus de soixante et
un mille industriels y participent, aidés de cinq mille artistes. Paris va
vivre peut-être au-dessus de ses moyens, j’en conviens ; mais quelle
réclame pour notre pays promu au premier rang des nations ! Je suis comme
ton père, comme Rabier, comme Maur, comme Carde, un cocardier positiviste. 1870
restera une tache dans notre histoire. D’autres taches ensuite n’ont fait
qu’augmenter les bévues. [28] Il était temps de réagir. C’est ce à
quoi nous nous employons. Oublie pour un moment seulement les travaux
importants auxquels tu as participé. Jamais, peut-être, tu ne seras mêlé dans
ta vie à cette cataracte de splendeurs.
    — Mais le moral des ouvriers, des tâcherons, les
syndicats, Monsieur Balme ?
    — Ils profitent de ces temps exceptionnels pour
grappiller le plus d’avantages possibles. Réaction humaine ! Une sorte de
corollaire logique. Les hommes affamés réclament du pain. En période
d’abondance, ils veulent du beurre… et si un jour ils possèdent les deux, alors
ils deviendront de petits bourgeois, pris dans un système qu’ils auront toutes
les peines du monde à balancer pour en créer un autre mieux adapté à leur
temps.
    Je comprends ce long discours, mais avoue avoir du mal à le digérer
en une seule fois. Je vais y réfléchir calmement. Le travail ne manque pas et
c’est le plus important. De semaine en semaine le paysage évolue, se fixe,
prend quelques formes. En effet, il n’est pas facile de travailler au milieu
d’un tel foutoir. Il faut veiller à tout ce qui peut vous tomber dessus,
protéger constamment ses outils ; se faire entendre dans un bruit
infernal. Les ouvriers que je dirige respectent ma force physique et mes
connaissances du travail. De temps à autre la tension monte. Elle provient de
la fatigue et de l’alcool. Mon ami Normand le Chanteur se retrouve chef
d’équipe et prépare un très grand chalet en pans de bois pour Deauville. Il va
le monter sur place aussitôt la découpe et les repères exécutés. Une bonne
lettre de papa Rabier m’annonce qu’il sera à Paris après-demain par le train de
l’après-midi venant de Bordeaux. Aussitôt je préviens Monsieur Balme et lui
demande l’autorisation d’aller le chercher à la gare.
    — Bien sûr, tu peux t’y rendre, mon cher Blois. Ta
demande ne me surprend pas. Je te donne même congé à partir de midi.
    — Je vous remercie beaucoup. Il me tarde tant de le
revoir.
    Dans la gare, des gens s’entassent et courent, tous pressés
de partir ou de débarquer. Les porteurs nombreux poussant leurs diables, portant
leurs grosses courroies de cuir autour de leur cou, s’invectivent
gaillardement. Je me dirige vers le quai et vois entrer la grosse locomotive
fumante tirant les wagons de trois classes différentes. Mes pas et la chance me
font stopper devant le beau wagon rouge de première classe d’où papa Rabier
descend. Quel plaisir de se retrouver ! Il me serre dans ses bras et
m’embrasse comme un vrai père. Nous sommes très émus. Je veux lui prendre sa
valise. Il bougonne :
    — Diable non ! mon petit Blois, il y a des hommes
pour s’en occuper. Tout le monde doit vivre.
    Nous arrivons à sortir de cette foule en jouant des coudes
tout en surveillant nos poches, car bien des voleurs à la tire se mêlent au
public. Dans le sapin nous échangeons enfin nos premières confidences.
    — Comment cela se passe-t-il pour toi ? demande
papa Rabier.
    — Je suis content, mais je ne choisirai pas Paris comme
ville définitive. La vie y est trop dure, trop anonyme, trop surfaite.
    — Tu es un gars de nos campagnes, les pieds ancrés dans
la bonne terre et non sur l’asphalte. Et pourtant tout ce que tu reçois ici n’a
son égal nulle part. Considère ton séjour comme un passage.
    Papa Rabier baisse sa vitre à guillotine et crie au
cocher :
    — Laissez-nous là, nous terminerons à pied.
    Puis, se retournant vers moi, il ajoute :
    — Je pose ma valise à l’hôtel du Louvre, puis nous
irons faire un tour en attendant de prendre un bon dîner.
    Sa vaste chambre donne sur les jardins des Tuileries. La
présence du grand lit en cuivre me rappelle que j’ai omis

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