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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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plusieurs
fois mon prénom avant de s’endormir.

 
VI
    Ma mère, comme tous les matins, se lève la première. Elle
ranime le feu, fait chauffer la soupe et le café, prépare la table. Mon père,
après s’être habillé, coupe le pain en grandes tranches. Mes sœurs descendent,
disent bonjour et s’assoient. Je remarque que la grande, Marie, aide bien maman
et la remplace quand elle le peut. Julienne, plus frivole, minaude pour nous
amuser. Georgette joue encore à l’enfant malgré ses douze ans, aime se faire
câliner par le père. Ce matin les parents parlent d’eux, de leur vie, des
voisins, des amis et des ennemis.
    — Les calotins n’ont pas changé, tu sais Adolphe, dit
mon père. Toujours aussi distants et tournebrides. Comme si on les
dérangeait ! Le noblaillon est mort. Son fils, se désintéressant de
Saint-Aignan, y vient rarement. Il vit à Paris… c’est tout dire. Ah ! si
je ne souffrais pas de ces sacrés rhumatismes qui m’empoisonnent la vie ils
verraient, tous ces beaux messieurs, de quel bois je me chauffe.
    — T’énerve pas ainsi ; ça ne sert à rien… et puis
tes amis te sont toujours fidèles, dit ma mère de sa douce voix.
    — Mille dieux ! Heureusement. Ce matin tu vas
revoir tes anciens camarades d’école, mon fils.
    — Oui, père. J’espère que ceux des curés ne viendront
pas me chercher des poux dans la tête.
    — Ça m’étonnerait, mon petit. En voyant ta carrure il
ne serait pas bon de se frotter à toi. Si tu veux faire ta toilette, vas-y, car
l’heure avance. Faut pas être en retard.
    Dans la petite cour entourée de grands murs, derrière le
cellier, près du poulailler, Marie a placé une cuvette sur un tabouret et posé
à terre un grand seau d’eau chaude. Sous un ciel gris, caressé par une brise
froide de janvier, je me lave et me rase devant une petite glace suspendue à un
clou et que les jours ont tachetée. Habillé, chaussé, cravaté comme à Paris, je
quitte la maison et me dirige vers le lieu de rendez-vous. J’y retrouve Gigot,
heureux de me revoir, Bourguignon, qui me déclare ne plus aller à la messe, et
bien entendu, Lodeve et ses histoires que je n’écoute que d’une oreille. Mon regard
croise celui d’un tel ou d’un tel, qui me salue ou m’ignore. Je rends la
pareille. Le maire, ceint de son écharpe tricolore, fait son apparition,
accompagné du premier adjoint, du maître d’école et… du vicaire qui s’appuie
toujours sur sa canne. Me voilà replongé dans le passé. Le père Bouzy, vieilli,
porte toujours son binocle. Il sourit béatement en jetant un coup d’œil
craintif qui se dirige ensuite vers le ciel. Le vicaire ressemble de plus en
plus à un faucon chauve. Son regard fixé vers mon visage se transforme en
grimace. Étant donné ma taille, je suis au premier rang. Je renvoie au
rastichon un sourire sentant le défi à cent pas. Le maire bredouille des
phrases toutes faites qu’il doit servir tous les ans d’un même ton monocorde.
Enfin il se tait. Nous formons alors le cortège pour descendre la grande rue.
Sur le seuil du troisième bistroquet, je prends le large afin d’acheter, chez
le boucher, la viande pour la maison. Le père Tendron me reconnaît ; nous
bavardons ensemble. J’achète deux rôtis de bœuf et un gigot ; puis je
passe chez l’épicier prendre de la farine, des haricots secs et cinq bouteilles
de vins cachetées. Arrivant à la maison, chargé de ce ravitaillement, je me
fais gronder gentiment par ma mère.
    — Mais j’avais tout prévu, mon grand. Fallait pas te
mettre en frais. Tu es trop gentil. Des beaux rôtis comme ça, et un
gigot ! Cela fait longtemps que nous en avons vu un ici. Remarque que nous
ne manquons de rien, grâce à toi. Je voulais encore t’en remercier. Mais ça ne
te prive pas ? Parce que, paraît-il, la vie à Paris coûte une fortune.
    — Je gagne bien ma vie, maman, et dépense peu. La plus
grosse partie de mon budget est réservée à la nourriture ; mais en dehors
de cela, les plaisirs ne me mettront pas à sec.
    — Oh ! je sais par Rabier que tu te montres
raisonnable, dit mon père en levant la main. Ta conduite est digne de tes
anciens. Et tes petites amies alors ? Tu leur préfères des livres ;
d’ailleurs c’est moins décevant, rit-il.
    Marie prépare une pâte à tarte. Elle s’arrête pour me
demander :
    — Tu iras danser ce soir, Adolphe ?
    Je lui souris et réponds :
    — Me demandes-tu cela pour que je

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