La canne aux rubans
j’engrangeais. Pour
moi le verbe apprendre trouve son synonyme dans respirer. Mon convive a
retrouvé le silence. Il déguste la poire en fumant son petit cigare. Nous nous
levons de table. En sortant nous marchons un peu. Sur la place de l’Opéra des
bougies à charbons parallèles séparées par une lame de kaolin ou de plâtre
éclairent le monument de Garnier.
— Magnifique ! dis-je à papa Rabier.
— Oui et ce n’est rien à côté de ce que verra le public
à l’Exposition. Le 6 mai nous vivrons une journée grandiose.
Il marque un instant le pas et ajoute :
— Dis donc, le 6 mai d’une certaine année. Ça ne te dit
rien ?
Je comprends brusquement ce qu’il veut dire. Bien sûr le 6
mai 1881 je prenais le chemin de la liberté. Bizarre vie que voilà ! Nous
évoluons avec la mémoire et les repères de dates. Je m’arrête aussi et
m’appuyant sur son bras, je lui réponds :
— C’est pourtant vrai. Mais il n’y avait personne ce
jour-là ; à part le chat blanc du boulanger qui s’est frotté à ma jambe
lorsque j’enfilais mes chaussures dans la rue.
— Si Beauceron était là, il claironnerait : ça
s’arrose mon coterie. Viens ! je t’offre une bonne bière.
Quelques temps après nous nous quittons devant l’hôtel du
Louvre, heureux d’avoir passé une si bonne soirée. Puis je retourne d’un bon
pas vers ma petite chambre dont la fenêtre donne non pas sur des jardins, mais
sur un gros mur gris aux reliefs sales. Le temps passe plus vite que je ne le
prévoyais. Sur le chantier les travaux avancent rapidement dans certaines
portions de terrain ; mais semblent stagner ailleurs. Paris est atteint de
gigantisme. La politique va bon train. Gauche et droite ne se font aucun cadeau
tandis que le général Boulanger conforte sa popularité. La lutte entre laïques
et religieux continue à faire parler d’elle. La Bourse du travail ouvre ses
portes. La Fédération nationale des syndicats se crée… enfin ! comme doit le
penser L’Angoumois. Pour ma part je constate une grave atteinte à la liberté
des hommes et en même temps un espoir par le rassemblement de masse. Quant au
compagnonnage, je reste persuadé qu’il a reçu un sacré coup dans l’aile et cela
me désole.
La fin de l’année arrive avec la préparation des fêtes. On
ne parle que de nourriture, de plaisir et de réceptions. Mon Noël à moi se
passe chez la Mère en compagnie de quelques compagnons. Dans un coin de la
salle à manger décorée se niche une crèche. Les bouchons sautent, les chants
fusent joyeusement des gorges ; nous frappons dans nos mains pour en
rythmer les refrains. Un compagnon exécute la danse du ventre, comme en
Algérie, et les bravos éclatent. En retrouvant mon tout petit
« chez-moi » je pense à mes parents. Ma mère a dû rôtir une oie. Les
gamins trouveront demain matin, dans leurs souliers, trois ou quatre
papillottes contenant chacune un bonbon, quelques images patriotiques et une
pomme. À l’occasion du Jour de l’An, la famille mangera le gâteau aux fruits de
l’automne cuit dans le four du boulanger. Mon père ira boire quelques fillettes
avec ses copains chez la mère Bodin. Puis, durant la veillée, on commentera les
nouvelles de Paris, on ressortira les bonnes vieilles histoires du Tour de
France en mettant le passé au présent pour faire plus vrai. Enfin chacun ira se
coucher en rêvant à ce que lui apportera la nouvelle année et en ressassant les
espoirs avortés qu’il a dû endurer. Moi aussi je fais le point rapidement, mais
je pense surtout à mon retour au pays dans quelques jours. Le tirage au sort me
cause de l’inquiétude. J’ai eu vingt ans en décembre dernier et, contrairement
à tout ce que les gens s’imaginent, n’en éprouve aucune joie. J’ai reçu de ma
mère une lettre composée de mots simples, doux et directs, comme je les aime.
Pour la première fois, elle me donne des nouvelles de mon père dont la santé la
préoccupe. Il est perclus de rhumatismes dans les épaules et les bras. Le
docteur Louis-Paul Boncour passe le voir en ami et lui prescrit des poudres à mélanger
dans un verre d’eau. Mais son estomac s’en ressent à son tour. J’imagine
tristement leur pauvre vie dans cette maison humide où les jours s’écoulent
avec une lenteur désespérante. Tous les mois, je leur fais parvenir un mandat
afin de répondre à leurs besoins les plus urgents.
La veille de mon départ, Monsieur Balme nous convie
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