La canne aux rubans
t’emmène ?
Marie pique un fard, regarde tour à tour son père, sa mère
et ajoute :
— Si j’ai la permission !
Le regard des parents se porte sur moi. Je réfléchis vite et
dis :
— Écoute, sœurette, avec leur permission :
oui ! Mais demain soir. Ce soir je préfère rester avec vous… et la veille
de mon départ aussi. Ça te va ?
Elle bondit sur moi et m’embrasse en mettant ses deux mains
sur les épaules de ma veste.
— Regarde donc ce que tu fais, ma fille ! hurle
mon père. Voilà ton frère couvert de farine ; va chercher une brosse et
répare ta bêtise.
— Mais père, ça va partir comme c’est venu, dis-je en
riant.
Marie me fait quitter ma veste et s’applique à la nettoyer.
Pendant ce temps, mes frères et sœurs s’occupent à dessiner, colorier, lire et
couper du tissu. Mon père a mis son écharpe et ma mère annonce :
— Cet après-midi des amis de ton père, témoins de ta
naissance, viennent nous voir. Pour les recevoir je mettrai mon châle ;
ainsi j’aurai l’air d’une grande dame.
— Tu as toujours été une grande dame pour moi.
Ma mère court au cellier et en revient quelques instants
après les yeux rougis. Puis s’installant près de la cheminée, la tête penchée,
ne regardant personne, elle se met à éplucher des pommes de terre avec des
gestes automatiques comme pour ne pas vouloir attirer l’attention. Les mains de
mon père tremblent en tentant de rouler une cigarette. Oui ! papa Rabier
avait raison ; j’ai quitté un jeune papa et je retrouve un vieillard de
cinquante et un ans. Demain j’irai lui chercher des cigarettes toutes
faites ; mais peut-être ne les appréciera-t-il pas. Le goût en est si
différent et elles se fument toutes seules ! D’une voix calme, il me parle
de son bois qu’il a vendu à un ami.
— Je ne peux plus abattre ni faire des cordes avec ces
bons dieux de muscles qui se nouent. Il n’y a pas seulement cinq ans, malgré
une petite gêne, j’arrivais encore à travailler comme je l’ai toujours fait dans
ma vie. C’est dur pour un homme d’en être là, tu sais, mon petit. Sans toutes
tes gentillesses, nous serions à la rue ou bien à l’asile des sœurs… alors
plutôt crever tout de suite ! La Nanette fait tout ce qu’elle peut, au
maximum ; mais il y a tant de bouches à nourrir. Un jour la science
pourra-t-elle réglementer les naissances ? Tu le verras peut-être
toi ; mais pour nous c’est trop tard. Fais attention mon gars, ta semence
doit être riche, ne la laisse pas traîner partout. Ce serait dommage pour le
moment.
Il s’arrête un instant pour rallumer son mégot avec son
briquet à amadou, puis reprend :
— Et que penses-tu faire après ton service ?
— Je ne me trouverai pas en peine, heureusement. Le
travail ne manque pas et, avec mes diplômes, je pense choisir le plus
intéressant et le mieux payé.
Tout en parlant mes yeux se portent sur les couches de
salpêtre qui grignotent les murs jusqu’à mi-hauteur. Ah ! quelle stupidité
d’aller perdre son temps au service militaire. Je risque d’être muselé pour
cinq ans et de ne pas gagner un sou. Je rêve un instant que je vais leur faire
la surprise de leur acheter une maison dans le haut du village, bien saine, et
assez grande afin que chacun ait son indépendance. Tout cela est idiot. Il leur
faudra attendre. Mais le temps me presse de leur donner plus ! Durant le
cours de mes réflexions, mon père me parle du passé sans regrets mais avec un
peu d’amertume. Alors je le coupe et lui dis :
— J’ai vu ton chef-d’œuvre à la Cayenne de Bordeaux.
Tous les compagnons en parlent toujours avec respect. C’est splendide.
Là je l’ai touché. Je lui offre l’occasion de me parler de
ce à quoi il tient peut-être le plus. Il se lance dans des explications
techniques qu’il revit étape par étape. Ses mains ne tremblent plus ; il
rajeunit presque, arrive à gesticuler sans souffrir. Les pupilles de ses yeux
brillent. Pendant quelques minutes il a vingt ans de moins. Et puis, en voulant
ramasser son distributeur de papier à cigarettes, tout s’arrête. Je me
précipite pour le lui tendre. Il se tait brusquement, grimace de douleur. Le
miracle à pris fin. Ma mère a suivi notre entretien. Elle va préparer de la
poudre blanche qu’elle dissout dans l’eau.
— Tiens ! prends ton remède, et continue tes
explications. Le petit est friand de ton histoire, ne le laisse pas sur
Weitere Kostenlose Bücher