La canne aux rubans
affecté, mon grand ?
— Génie, maman. Direction Versailles – Caserne des
Petites Écuries, pour faire mes classes. Après je ne sais pas.
— Enfin, souligne mon père, voilà une affectation en
rapport avec tes connaissances. On voit trop de boulangers dans les haras, des
instituteurs aux cuisines et des tailleurs dans la musique. C’est une des
causes de la défaite de 1871. Peu de personnes étaient à leur place.
— Tu restes avec nous combien de temps, mon
grand ?
— Je repars demain. J’ai besoin de régler mes affaires
à Paris, de dire au revoir à mes singes avant de rejoindre mon affectation.
— Mais on n’a pas eu le temps de te voir !
s’exclame Marie.
— Laisse-le faire comme il veut, grogne mon père. J’ai
connu cela de mon temps. Ne jamais être en retard pour le bon comme pour le
mauvais ! Voilà la devise d’un honnête homme, d’un bon Français et d’un
joyeux compagnon.
Après avoir embrassé tous les miens avec tendresse, je
contemple le visage de mon père car j’ai l’impression de lui dire adieu. De
retour à Paris, je donne congé à ma logeuse, dépose mes affaires dans une pièce
que me prête monsieur Balme. Je salue tous mes amis avant de me rendre à
Versailles. Décidément deux générations de Bernardeau connaissent la même caserne !
Durant plus de deux mois je reste en civil, privé de sorties, car on ne peut
trouver dans les réserves d’uniformes à mes mesures. Cela me vaut les
réflexions désagréables des gradés. Le capitaine Bourgeois, lui, me prend comme
ordonnance. Cet homme calme, rigoriste, positiviste donne un ordre, en explique
la raison et le but, pratique peu courante dans un milieu où l’esprit des
gradés ne dépasse pas leur ombre à midi. En dehors du classement obligatoire
des papiers, le capitaine me confie l’entretien des bâtiments et les plans de
baraques en bois à édifier. Cela me plaît infiniment. Bourgeois ne m’a pas
beaucoup interrogé sur mon passé, il doit le connaître.
Un jour, le général Lamotte vient inspecter les
travaux ; puis me convoque dans son bureau. Que va-t-il m’arriver ?
Je n’aime pas ce genre d’entretien soudain.
— Comment se fait-il que vous soyez toujours en civil,
soldat Bernardeau ?
— Le responsable de l’habillement a commandé des tenues
à ma taille, mon général ; j’attends d’être appelé pour les essayer.
— Je veillerai à ce qu’on active les choses. D’autre
part je possède de très bons rapports sur votre conduite et la façon dont vous
vous occupez des travaux. L’armée a besoin de gens de votre calibre. Avez-vous
l’intention de vous engager après votre service ?
La question me déroute ; mais je réponds
calmement :
— Aîné d’une famille de sept enfants, dont le père ne
peut plus travailler, j’exerce ma profession et reste avant tout compagnon du
Tour de France. Mon avenir est tout tracé dans le civil, mon général.
— Oui, je sais, vous avez participé à la construction
de ponts à Lyon, ainsi que dans la région bordelaise, à l’édification des
pavillons de l’Exposition à Paris, avant d’être incorporé. Simple soldat, vous
ne pouvez prétendre pour le moment à un grade supérieur, mais je vous
demanderai de choisir deux ou trois hommes de troupe afin de les former aux
travaux que le capitaine Bourgeois vous a confiés. Ainsi ces garçons pourront
nous être utiles dans l’avenir. Il faut toujours créer une chaîne et y
incorporer de solides maillons. Ce sera tout. Rompez.
Je sors de son bureau en réfléchissant à ce qu’il m’a dit et
surtout aux termes qu’il a employés. Il y a du papa Rabier là-dessous ! Il
ne me reste plus qu’à trouver ces fameux maillons !
Parmi les lits de la chambrée, située à quelques mètres du
mien, deux hommes se différencient nettement des autres. Ils paraissent
soignés, parlent sans gueuler, s’entraident à l’occasion. Les autres les
nomment « tapettes » parce qu’ils les ont vus s’embrasser le jour de
leur arrivée. Rien, dans leur comportement, ne justifie cette appellation
péjorative. Ils reçoivent des lettres de leur fiancée, leurs gestes révèlent un
caractère mâle. Un soir, avant l’extinction des feux, je me dirige vers eux et
entame la conversation :
— Pourquoi ne sympathisez-vous pas avec vos
camarades ?
Le brun me répond tout de go :
— Jules et moi nous trouvons mis à l’index, pourtant il
n’existe entre nous
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