La canne aux rubans
de
magnifiques planches symboliques que nous écoutions avec grand intérêt. Par la
suite, sa situation profane devenant précaire, nous le voyions moins à Tours.
Il entrait en sommeil selon notre expression. Pour ta gouverne sache bien que
seules des raisons graves et souvent définitives peuvent déclencher l’exclusion
de la maçonnerie. Mais en revanche, pour des raisons indépendantes de sa
volonté, si on ne peut fréquenter sa loge, on reste tout de même ad vitam
aeternam franc-maçon de fait et de cœur. T’ai-je bien répondu ?
— Oui ! Et que faut-il que je fasse pour remplacer
mon père dans votre famille ? Ma décision est prise, je veux être reçu,
car je cherche toujours à m’enrichir intellectuellement, à participer
physiquement et moralement aux recherches humanistes sur la société.
Papa Rabier me parle simplement, s’excusant de temps à autre
de ne pouvoir m’en dire plus et conclut :
— Le choix ne m’appartient pas ; seule la loge
souveraine peut prendre des décisions définitives.
Je quitte donc Chaumont-sur-Loire en transmettant la flamme
au plus vieux compagnon du chantier, apprécié par les autres. Je pars pour
Lille.
En arrivant, L’Angoumois se confie à moi :
— C’est un désastre, Blois. Les gars ne foutent pas
grand-chose, les Flamands comprennent à peine le français ; ils se soûlent
au genièvre dès le matin. Heureusement les quelques « locaux » font
tout le boulot. Quant à moi, je tente tous les jours l’impossible.
Après la visite du chantier, je réunis tout le monde. Un
Belge bilingue traduit au fur et à mesure en flamand. Prenant ma grosse voix je
commence mon discours :
— Notre patron à tous, monsieur Balme, ingénieur à
Fives-Lille me demande instamment de finir ce chantier. La construction de
cette gare doit être terminée coûte que coûte dans les délais. Que ceux qui
veulent partir se débauchent tout de suite. Les autres doivent se remettre au
travail courageusement et immédiatement.
Durant quelques jours, mes paroles portent leurs
fruits ; puis je dois déchanter. Les gars se battent, boivent à en tomber
raides. Je prends donc la décision de faire un aller-retour sur Paris. J’en
avertis L’Angoumois. Je demande à Monsieur Balme l’autorisation de faire venir
cinquante charpentiers pour remplacer mes rigolos belges.
— Je te l’accorde, mais je me demande où tu les
trouveras en ce moment. Bonne chance à toi.
Je me rends à la Cayenne rue Mabillon. Là, avec l’aide du
Rouleur, je réussis à en trouver quarante. Par chance des charpentiers de Lyon
et de Bordeaux demandent du travail en province, la vie à Paris se trouvant
être trop onéreuse pour eux. Le surlendemain je ramène ma petite troupe ;
ce qui exaspère les Belges qui bloquent l’entrée du chantier. Une bataille
s’engage. La police arrive. Le commissaire m’explique :
— J’ai reçu un message de monsieur Balme, je ne devrais
pas vous le dire. À partir de maintenant, pour tous ces ouvriers le chantier
est fermé. Seulement rien ne vous empêche d’amener et de faire travailler
d’autres gars. Je ne veux rien savoir ; mais, entre nous, le préfet serait
content de voir ces gueules d’ivrognes repasser la frontière. Après
vérification des papiers, je purge la ville.
En trois jours la situation s’est détendue. Le chantier
revit. On doit recommencer beaucoup de travaux. L’Angoumois sourit et chante à
nouveau. Quelques Belges reprennent leur place, heureux de travailler au calme.
Plusieurs fois j’ai la visite de monsieur Balme qui me
demande de rencontrer à Paris des personnes inconnues. Des conversations ont
lieu dans des endroits tranquilles. Les questions auxquelles ils me soumettent
ne me gênent en rien. Je m’exprime avec franchise et sans rien dissimuler de ma
façon de vivre et mes idées. Trois mois après, alors que le chantier passe dans
la phase finale, je dîne avec Messieurs Balme, Rabier et un certain Lecourtois,
homme sympathique. Ce dernier m’annonce simplement que je vais passer les
épreuves en loge et peut-être à la suite de celles-ci être reçu franc-maçon.
Nous abordons le sujet du rôle de l’homme dans la société, de ses devoirs, de
ses droits. Puis nous discutons des progrès de cette fin du dix-neuvième. Après
le repas, ce monsieur Lecourtois nous quitte. Nous restons tous les trois
devant la bouteille de champagne que papa Rabier a commandée.
— Je bois, mon petit
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