La canne aux rubans
mêmes. Aide avec
moi ces perdus, ces naufragés. Apprenons-leur à se conduire en hommes, en
citoyens, en travailleurs, s’intéressant à leurs tâches.
— Tu vas loin, l’ami ! N’importe quel homme
travaille pour manger.
— Je te l’accorde, mais avec dignité.
— De toutes les façons, sache que sur le principe je te
donne raison ; mais personnellement je ne trouverai pas le temps de
t’aider. Trop occupé, je suis continuellement par monts et par vaux.
— Dommage, Blois… Dommage, fait L’Angoumois d’un ton
attristé.
— Tu me connais, l’Avocat ; chaque fois que je le
peux, je défends le pauvre. Je continuerai toute ma vie. Toi, tu t’adresses à
l’ensemble, moi, à des particuliers ; mais nos buts se révèlent
identiques.
L’Angoumois se lève, me donne l’accolade en ajoutant :
— Faut que je file. On m’attend. Bonne chance mon petit
Blois.
— Bonne réussite à toi, mon frère.
L’Angoumois me rappelle ces prêtres prêcheurs qui sillonnent
les campagnes en croyant donner la bonne parole à des esprits qui, ne
réfléchissant pas, ne les critiquent pas. L’homme aura toujours besoin d’un
guide, d’un maître à penser, pour s’imaginer qu’il décide librement. Ces
guides, ces prêcheurs se succèdent auprès des mêmes prisonniers de l’existence.
Seule, la mort délivre les candidats à la liberté chimérique.
Les jours passent à bonne allure. Février, très froid et
neigeux bloque un peu l’avancement des travaux. Monsieur Balme me demande de
travailler dans son bureau d’études. Mars, puis avril, arrivent et me voilà
reparti pour Saint-Aignan afin de passer le conseil de révision. En arrivant,
j’embrasse mon père qui ne quitte plus son fauteuil. Il pleure en me voyant,
mais ne se plaint pas. Maman est ravie. Mes sœurs et frères font des
coins-coins sur des trompettes et un tambour. Je m’intéresse discrètement aux
manques de nourriture et de vêtements. Je vais y remédier. Le lendemain je
procède à une toilette complète avant de me retrouver devant la mairie en
compagnie de tous les conscrits. Nous passons par ordre alphabétique et par
groupes de douze, dans une salle qu’un petit poêle de veuve chauffe maigrement.
Une longue table sur tréteaux occupe le centre, derrière laquelle siègent le
maire, le médecin commandant avec deux sous-lieutenants. Debout sur le côté un
caporal et un soldat se tiennent à leur disposition. Des bancs bordent le mur
opposé.
— Déshabillez-vous complètement et déposez vos affaires
derrière vous. À l’appel de votre nom, vous irez vous faire toiser, peser et
reviendrez devant nous, annonce le commandant d’une voix forte. Exécution.
Retirer son paletot, son pantalon, sa chemise n’est
rien ; mais arrivé au caleçon long, l’opération devient délicate. Quelques-uns
n’en portent même pas. Les mains cachent les sexes, comme si on allait leur
arracher. Je constate alors le manque d’hygiène qui existe chez l’homme.
Beaucoup de pieds sont noirs, les ventres gris, les fesses auréolées de marron.
Ça pue la saleté, le renfermé, l’intimité laissée pour compte. Chacun de nous
jette un œil sur la virgule de l’autre. On me mesure, me pèse ; puis je
viens devant la table. Les questions sont pour chacun de nous les mêmes :
— Pas d’infirmité ? Regardez le tableau derrière
moi, vous voyez toutes les lettres ou les dessins ? Ouvrez la bouche,
tirez la langue, baissez-vous, relevez-vous. Faites quelques pas. Revenez. Mal
nulle part ?
Bon pour le service – Au suivant !
Un ou deux d’entre nous tentent de jouer aux malades. Ils ne
voient pas les lettres, claudiquent, se plaignent. Le major les engueule, les
prend en défaut et souligne leur nom en rouge, sur sa liste.
Petitbon, d’un village voisin, ne peut dissimuler une
érection.
— Pardonnez-moi, mon général, j’y peux rien, c’est tout
le temps comme ça.
Des rires éclatent dans la salle. Le toubib se fâche tout
rouge.
— Bon Dieu ! avez-vous fini de vous faire
remarquer ?
Il prend une règle posée devant lui et en donne quelques
coups sur le point d’exclamation de Petitbon qui hurle de douleur. L’effet se
révèle, bien entendu, immédiat. Le point d’exclamation perd de sa vigueur. Nous
nous rhabillons, soulagés et sortons en vitesse.
En l’absence des gosses, je raconte l’anecdote à mon père
qui se met à rire de bon cœur.
— Dans quelle arme as-tu été
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