La canne aux rubans
sec,
le tout arrosé d’une sangria que je trouve un peu sucrée.
Cinq mois passent sans incidents graves. Mes compagnons
français se comprennent mieux avec les ouvriers locaux. Une sorte de paix règne
sur le chantier, le travail avance bien.
Un jour, alors que je me trouve plongé dans un rapport que
je dois envoyer à Arnodin, Charles Bontemps vient m’annoncer :
— Je voudrais m’absenter quelques heures pour rendre
visite à un compagnon charpentier venu construire des estacades [29] entre Portugalete et Bilbao. Il se
meurt d’une phtisie galopante.
Intrigué, je lui demande :
— Comment s’appelle-t-il ?
— Toulouse le Riche, me répond Bontemps. Je le voyais quelquefois.
La nouvelle m’écrase de douleur. Je lâche ma plume pour
déclarer :
— Allons-y ! conduis-moi auprès de lui tout de
suite.
Moins d’une heure après, nous sommes au chevet du mourant.
Je découvre presque un squelette. Sa figure a maigri terriblement ; son
regard fiévreux me fixe. Entre deux accès de toux, il me dit :
— Blois… Ah ! quelle veine de mourir à côté d’un
ami. Prends-moi la main, ça m’aidera à faire le saut.
Au bord de ses paupières perlent de grosses larmes. Essayant
d’être aussi convaincant que possible, je rétorque avec un pauvre
sourire :
— Allons, mon coterie, on va te sortir de là. Nous
reviendrons en France et Beauceron l’Ours t’offrira quelques bouteilles.
La tête de l’homme dodeline de gauche à droite, m’indiquant
son désaccord. Une nouvelle quinte de toux le prend. C’est horrible à entendre.
Sa main serre très fort la mienne. Je lui fais boire une cuillerée d’un sirop
noirâtre placé sur une caisse à côté de lui. Quelques instants après il me
souffle avec précaution :
— Dieu existe-t-il ? C’est un miracle de tenir la
main d’un vieil ami. Je croyais crever tout seul.
Il s’arrête pour reprendre un peu de souffle, puis
enchaîne :
— Tu trouveras trois lettres dans ma veste : une pour
mon père, une pour ma sœur, une pour le notaire. À vingt-six ans, Blois mon
frère, je ne m’attendais pas à la mort. Tant pis. C’est toujours elle la plus
forte quand la vie se « regrigne ». Garde pour toi mon équerre, et
regarde-la de temps en temps. D’où je serai je te verrai. Serre-moi fort la
main. Je veux être enterré en France, chez moi. Serre mon grand Blois.
Écrase-moi les doigts.
Je broie presque cette main osseuse dans ma grosse pogne.
Toulouse tousse encore une fois très fort, comme s’il s’arrachait les poumons,
puis il tente de rechercher l’air qui remplira à nouveau sa cage thoracique… un
dernier désir impossible à réaliser. Du sang coule entre ses lèvres. Sa pauvre
petite main devient amorphe, ses doigts semblables à des cordelettes molles. Je
pleure comme une femme. Bontemps chiale comme un gosse qui a perdu son meilleur
copain. Je dégage ma main pour lui fermer les yeux en murmurant :
— Trouve la paix, Toulouse le Riche, le généreux, le
brave compagnon. Je ne t’oublierai jamais.
Rapidement Charles et moi préparons le corps de notre ami,
l’habillons de sa tenue de compagnon, puis Bontemps commence les démarches pour
faire rapatrier la dépouille en France. Il doit pour cela franchir d’énormes
difficultés. J’expédie des télégrammes à ses parents. Le lendemain je donne un
congé d’une journée à tous les ouvriers du chantier. Lorsque le corps de
Toulouse le Riche quitte la gare de Bilbao, tous les compagnons assistent à une
dernière conduite. Cette cérémonie toute simple revêt une grandeur affectueuse
que je ne reverrai jamais. Le soir, je l’avoue, je me saoule dans la chambre et
m’endors face à l’image fantomatique de mon ami qui me parle encore.
Les baigneurs de plus en plus nombreux me poussent à faire
installer des cordes autour du chantier côté terre afin de les protéger. Le
singe vient me rendre visite. Il demande au maire de la ville d’apposer des
écriteaux : PELIGRO – PROHIBIDO.
Dans quinze jours, nous pourrons partir en ne laissant sur
place qu’une simple équipe de surveillance et d’entretien. Mon contrat touche à
sa fin. Je possède une semaine d’avance sur les temps prévus. Arnodin et
Palacio qui nous rejoignent signent les derniers papiers relatifs à la
réception des travaux. Le pont suspendu et transbordeur est livré au public.
Un seul désir m’habite : revoir mon pays et ma famille.
Les lettres que j’ai
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