La canne aux rubans
semaines passent. Mon grand projet chez Maur touche à
sa fin. Un matin je trouve sur ma planche à dessin l’adresse et le nom du
responsable de la « Chartered Cie ». J’ai compris. Quelques jours
après, je m’annonce auprès d’un certain monsieur Barrett directeur de la firme
anglaise pour Paris. Cet homme parle très bien notre langue et me donne
quelques éclaircissements sur ce qui m’attend. Après la visite médicale chez le
médecin de la Compagnie, je partirai dans un mois via Marseille et le canal de
Suez pour gagner Chinde, un port entre Quelimane et Beira, situé à peu près à
égale distance du nord et du sud du territoire. Je fixe bien dans mon esprit la
carte de ce pays perdu en face de Madagascar. Les salaires représentent le
quadruple de ce que m’offre mon brave papa Rabier. Nous bavardons avec une
grande franchise de ma part et beaucoup plus de retenue de la sienne.
Impression toute personnelle ! Nous convenons qu’après ma visite médicale
je reviendrai le voir, soit sous huit jours.
Le médecin m’examine en silence, me pose quelques brèves
questions puis conclut :
— Je ne devrais pas vous le dire, monsieur Bernardeau,
mais je rencontre peu d’hommes bâtis comme vous. C’est presque dommage de vous
voir partir.
Regrettant un peu les paroles qui lui ont échappé, il me
donne une foule de conseils et me fait presque une liste des pièges à éviter
pour conserver la santé.
Monsieur Barrett, que je revois quelques jours après, semble
tout heureux des résultats qu’on lui a communiqués. Il a préparé le contrat qui
me lie pendant cinq ans à la société qu’il représente. Il y a même une clause
pour le cas où, quelle qu’en soit la raison, je déclarerais forfait. Avant de
signer, je prends mon temps, repose des questions, m’assure de certains détails
et parle surtout du chantier. Des visages viennent à mon esprit. Je revois ma
famille, papa Rabier, Beauceron. Je respire un grand coup et pose ma signature
en bas des documents. En sortant des bureaux, j’ai l’impression d’avoir fait
une bêtise, mais en même temps de pouvoir ainsi aider tous ceux que j’aime. Il
s’agit d’un gros sacrifice dont je suis conscient. Je montre mon contrat à Maur
qui en prend connaissance.
— Te voilà lié pieds et poings. Quoique tu fasses ou
dises, ce sont eux qui tiennent le bout de la corde. Bien évidemment, en
contrepartie, tu es payé royalement et comme tu ne dépenseras rien, tout sera
pour ta poche. Je me demande si j’ai bien fait de te parler de cette affaire.
Maur semble soucieux, sa voix devient confidentielle,
presque inaudible. Il relit une deuxième fois mon engagement, puis
conclut :
— Tout repose sur ta santé. Si tu tiens le choc et te
soignes bien durant tes retours en France, tu feras une excellente opération,
sinon… tu en prends un vieux coup derrière les oreilles.
J’ai saisi ses craintes et ses hésitations. Je souffre de le
voir regretter le conseil qu’il m’a donné. D’une voix ferme, je lui réponds avec
amitié :
— Oui, ceci est exact, mais pourquoi tout ne se
déroulerait-il pas au mieux ? Nous n’envisageons que le côté négatif de
l’opération. Il faut regarder également le positif, celui qui m’a poussé à
signer. Ne vous inquiétez pas. Blois est solide et les miens ont besoin de moi.
Je dois donc réussir.
Je réserve ma prochaine visite à mon frère Lecourtois qui
écoute mon histoire et réfléchit. Son visage se montre serein. Il joue avec ses
doigts en pianotant sur son genou. Enfin il rompt le silence et me dit :
— Tu as pris ta décision, car elle n’appartenait qu’à
toi. Tu deviens juge et responsable pour l’avenir. Mes vœux très fraternels
t’accompagnent. Je ne te donne qu’un seul conseil, tu rencontreras des frères
qui voudront se faire reconnaître de toi. Nous, francs-maçons libres, les
considérons à part égale, mais eux ne pensent pas de la même façon. La
tolérance s’interprète, paraît-il ! Ne te dévoile pas et conserve
l’étiquette de compagnon du Tour de France. En soi, ce titre garde ses lettres de
noblesse. Si tu dois conserver des papiers tu peux me les confier, ils seront
en sécurité. Hors cela, il ne me reste qu’à t’accompagner par la pensée jusqu’à
ta « permission » dans un an.
— Je songerai aussi à vous et à tous les nôtres. Je
resterai le maillon éloigné mais toujours attaché à vous tous.
— Sagesse, Force et
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