La canne aux rubans
présenté à mon unité le premier jour et le soir je retrouvais Inès
avec encore plus d’amour. Vers minuit nous partions vers la frontière chez un
ami qui faisait de la contrebande. Sans aucune difficulté nous sommes restés
dans ce pays. En vingt ans, je n’ai jamais pu remettre un pied chez moi sans risquer
les gendarmes et le conseil de guerre. Je ne regrette rien, Monsieur ;
mais, de temps à autre, des bouffées du pays m’envahissent. Seuls mes trois
enfants me retiennent ici. Inès a bien changé. Son caractère s’est aigri. Elle
ne rit plus et jalouse même mes silences ; son tour de taille a atteint sa
hauteur, pieds nus… Je m’arrête là. Je puis vous être utile sur le chantier
pour mille choses. Monsieur Labèche m’appréciait bien, je crois ; souvent
je lui ai sauvé la mise lors des batailles qui ont eu lieu.
Je réfléchis rapidement à cette confession, regarde dans les
yeux mon interlocuteur et tranche :
— Je connais bien mon métier ; mais la langue de
ce pays m’est encore inconnue. J’ai donc besoin de vous deux pour bien me faire
comprendre des hommes et assurer les responsabilités que monsieur Arnodin m’a
confiées. Piso, vous allez me réunir tous les ouvriers du chantier et leur
traduire ce que je vous dirai.
Lors du rassemblement des ouvriers, Piso me signale que la
moitié des hommes sont portés manquants. Je sens un climat d’hostilité monter
contre moi en constatant leur façon de me tourner le dos, leur laisser-aller,
un bavardage incessant. Piso traduit mon court discours. J’ai l’impression que
ma harangue n’a pas voulu être comprise par l’ensemble. Les mauvaises habitudes
semblent les plus faciles à vivre. Un ouvrier assez grand et fort prend la
parole. Piso me traduit en s’excusant des termes employés par le meneur :
— On en a assez des Français qui veulent nous
commander. Mes camarades et moi refusons les paroles traduites par un
domestique. Nous sommes des hommes courageux et libres. Tu es un pantin sans
couilles qui arrive ici pour nous emmerder.
Ramon ajoute en bégayant :
— Vous voyez là le plus dur, celui qui entraîne les
autres.
Ma réponse n’a pas besoin d’interprète. Je quitte ma veste
et ma chemise, puis je fais un signe au meneur de s’approcher. Un instant
surpris, il hausse les épaules et vient devant moi, je crie à Piso :
« Dis-lui qu’il se batte avec moi ; on verra qui a des couilles. »
L’homme sourit, me nargue, et envoie un coup de poing dans la direction de ma
mâchoire. J’esquive, et lui expédie deux coups de pieds dans les jambes. Il
chancelle. Ses yeux me fixent et me lancent un défi. Il se rue sur moi. Je
reçois coups de poings et de pieds en désordre. Quelques-uns me touchent
durement. Je passe à la contre-attaque. Étant donné que ma taille est le double
de la sienne, tous les horions ne m’atteignent pas. Il tombe à terre en
hurlant. Sa main droite plonge dans sa ceinture ; il en tire un couteau
long et courbé. C’est donc ça, la fameuse navaja. Il se relève, fonce sur moi,
l’arme en avant. J’évite de peu la lame qui coupe le tissu de mon pantalon.
J’attrape le bonhomme à bras le corps, tourne sur moi-même plusieurs fois afin
de l’étourdir, et l’envoie en l’air. Ses côtes frappent la pointe de ma
chaussure. La navaja gît à terre. Je la pousse du pied assez loin et, reprenant
le meneur par les cheveux, je le fais valser sur un tas de pierres. L’homme
inerte saigne de la bouche ; il crie, geint, puis s’évanouit. Je lance à
Ramon : « J’attends le suivant ! » Le combat relativement
rapide ne m’a même pas essoufflé. Les ouvriers parlent fort, plusieurs quittent
la place, d’autres restent rivés au sol, en silence, comme matés. Furieux, je
crie : « Au travail tout de suite ! » Petite phrase
aussitôt traduite sur un ton également énergique.
Charles me souffle :
— Allez chercher la navaja et glissez-la dans votre
poche ainsi le gars aura perdu tout crédit vis-à-vis des autres.
J’exécute son conseil et me rhabille en ne perdant pas de
vue les lions d’opérette. Le lendemain matin, je retrouve un chantier presque
désert. Quelques hommes me font savoir, par l’intermédiaire de Piso, qu’ils
resteront à condition que je tienne ma parole au sujet de la prime. Je les
rassure, mais je prends en même temps la décision d’envoyer un télégramme
détaillé au Rouleur de la loge de Bordeaux lui demandant de
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