La chapelle du Diable
le silence un moment, chacun se remémorant le fameux
discours. 1
François-Xavier regarda son ami d’enfance et lut dans ses yeux le même
désespoir que celui qu’il voyait tous les matins dans son miroir.
— Ti-Georges, y faut pas qu’on abandonne ! le supplia-t-il.
— Chus prêt à toute, François-Xavier, tu l’sais que j’lâcherai pas. J’vas y
laisser jusqu’au dernier sou s’il le faut mais… chus certain qu’on retrouvera
pas nos terres...
Tout à coup, un grand pleur inhabituel de bébé, perçant et fort, retentit dans la cuisine, suivi d’un appel au secours de Julianna.
François-Xavier partit à la course vers sa femme. Celle-ci tenait son fils serré
contre sa poitrine. Par terre, près du biberon brisé, une flaque de sang et de
lait s’étalait. Les yeux de Julianna reflétaient une telle détresse que
François-Xavier prit une grande respiration et se força à adopter un ton très
calme pour s’adresser à sa femme.
— Julianna, montre-moé le p’tit.
La jeune mère sembla ne pas entendre. D’un ton plaintif, elle balbutia :
— Il saigne...
François-Xavier raffermit sa voix et ordonna :
— Donne-moé le bébé.
Cette fois, elle l’entendit. Tremblante, elle lui tendit l’enfant.
François-Xavier prit son fils. Celui-ci se pâmait, la bouche en sang, et on
discernait nettement la longue et profonde coupure. François-Xavier demanda un
linge mouillé et, ne prenant même pas la peine de remercier Ti-Georges qui le
lui tendit rapidement, il entreprit d’éponger le sang. De toute évidence, son
fils s’était ouvert la bouche sur le goulot cassé de la bouteille de
verre.
— Julianna, apporte-moé une couverture pis mon manteau. Ti-Georges, va atteler,
on s’en va chez le docteur.
Julianna sortit de sa torpeur, alla chercher ce que son mari lui avait demandé
et revint en courant. Elle se mit à expliquer l’accident.
— Je lui ai donné son biberon, il était assis, je l’avais ben couché dans son
berceau mais il est sorti de son lit, j’pensais pas qu’il pouvait sortir, c’est
la première fois... Il a dû garder sa bouteille dans sa bouche, il a basculé de
son berceau avec… y va mourir ? Je veux pas que mon bébé meure ! s’écria la
jeune mère, paniquée.
— Julianna, calme-toé ! Y en mourra pas, c’est juste ben profond. Je pense ben
que notre p’tit gars va rester avec une cicatrice par exemple. J’espère que le
docteur est chez eux... Va nous attendre chez madame Ouellette.
— J’veux pas aller chez la voisine, j’veux aller avec vous,
refusa Julianna.
— Fais ce que j’te dis. Va en face !
Le bébé enroulé dans une couverture, son manteau à peine enfilé sur les
épaules, François-Xavier sortit en courant rejoindre Ti-Georges. Julianna resta
un moment dehors sous le froid, à regarder le cheval partir à toute vitesse et
emmener son bébé se faire soigner. Elle frissonna mais de peur. Enfin elle
traversa chez la voisine.
Quand madame Ouellette vit arriver Julianna, en pleurs, la robe tachée de sang,
elle faillit s’évanouir. Elle était seule à la maison, son époux étant parti
rendre visite à un ami. Elle tint son cœur à deux mains devant l’apparition
d’épouvante qu’offrait la jeune femme blonde. Ce n’était vraiment pas bon pour
son âge d’avoir de telles émotions ! Elle écouta les propos décousus de sa jeune
voisine d’un air pincé. Elle fit asseoir la mère éplorée sur la moins belle
chaise de la cuisine, qu’elle plaça loin de la table recouverte d’un beau chemin
de table crocheté de peine et de misère pendant des heures... Pas question que
cette madame Rousseau vienne salir cette œuvre d’art ! Charité chrétienne
oblige, elle lui offrit un thé. À son grand soulagement, Julianna refusa.
— Merci beaucoup, madame Ouellette, vous êtes ben fine, mais je suis trop
énervée, je le renverserais partout !
— C’est ben certain que ça donne des émotions des accidents bêtes de même...
Vous devez vous en vouloir à part de ça... Un p’tit enfant, y faut jamais
quitter ça des yeux, surtout avec un biberon de verre entre les mains !
— Je l’avais mis dans son berceau ! Y avait jamais essayé d’en sortir avant !
C’est pas de ma faute...
— Ben moé j’ai élevé mon gars pis ma fille pis y est jamais rienarrivé. C’est parce que vous l’avez pas ben
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