La chapelle du Diable
début, François-Xavier tentait de la consoler. Maintenant,
il n’essayait même plus et il quittait la maison pour Dieu sait quel endroit ou
allait fumer une pipe dans sa chaise berçante. Cela la faisait pleurer
davantage. Dans sa tête, elle le suppliait de ne pas la laisser dans cet état,
de venir la rejoindre, de trouver les mots qu’il fallait pour lui faire oublier
sa peine, de lui faire une farce, de l’appeler sa princesse, de lui dire qu’elle
avait de beaux yeux verts. Elle aurait voulu qu’il cesse de respirer lorsqu’elle
partait bouder ainsi. Elle voulait être son air, sa joie, sa vie. Avec
François-Xavier, il lui fallait retrouver son calme toute seule, sécher ses
larmes, relever le menton et revenir comme si de rien n’était dans la cuisine
pour s’occuper de Pierre ou du ménage ou de n’importe quoi. Seul subsistait son
air froid et hautain jusqu’à ce que les jours passent et que, n’en pouvant plus,
elle éclate et lui crie son désarroi. Son mari, bouleversé, recevait sa rancœur,
ses remontrances et lorsque tout était dit, la prenait dans ses bras pour enfin
se réconcilier avec elle. À chaque fois, Julianna avait l’impression que tout
bonheur lui serait désormais refusé. Son monde s’écroulait, se voilait de
tristesse. Puis il l’embrassait et la magie revenait. Et là, personne nepouvait être plus heureuse qu’elle, non, personne, et c’est de
haut qu’elle regardait les autres couples ne pas atteindre la cheville de son
bonheur.
Non, jamais Henry n’aurait pu lui offrir cela, jamais ! Elle serait morte
d’ennui avec lui. Elle avait hâte de rédiger sa lettre. Pas un instant, elle ne
douta que son ancien presque fiancé se dépêcherait d’y répondre et d’accourir à
son secours. Elle imagina la colère de son mari quand il découvrirait la vérité,
puis elle se dit qu’elle trouverait bien, en temps et lieu, la façon d’expliquer
à François-Xavier combien elle était certaine d’avoir eu raison d’inviter Henry
à Roberval.
Julianna eut beau se creuser la tête, elle ne trouva jamais les bons mots pour
prévenir François-Xavier de sa démarche. Elle était au courant depuis plusieurs
semaines de la date d’arrivée de Henry à Roberval et François-Xavier était
encore dans l’ignorance de cette prochaine visite. Et puis, si jamais il
arrivait quelque chose et que l’avocat se désistait, elle aurait fâché son mari
pour rien. En revanche, la colère était son lot quotidien et même le premier
anniversaire de petit Pierre, qui avait coïncidé avec ses premiers pas, n’avait
pas réussi à remettre un peu de joie dans la maison. François-Xavier brillait
par son absence et ne cessait d’aller aux réunions du comité de défense qui
avaient repris de plus belle avec le printemps.
Plus l’été approchait, plus la rage de François-Xavier grandissait. Ce n’était
que mauvaises nouvelles par-dessus mauvaises nouvelles... Il s’était imaginé
revenir à sa maison au printemps et reprendre le cours normal de sa vie. Quelle
déception ! Non seulement la compagnie ne reculait pas et n’envisageait pas de
redescendre le niveau du lac, mais en plus, en ce 6 mai 1927, la veille de
l’arrivée de Henry, la menace de la nouvelle loi Mercier, une loi
d’expropriation, devint une réalité. Ils allaient être chassés de leurs terres.
La compagnie devenait propriétaire de toute la Pointe-Taillon.
Toute la nuit, il jongla avec cette affreuse réalité. Il n’avait plus aucun
droit sur sa propre maison. Exproprié... Rien que la laideur du mot le faisait
souffrir...
Le lendemain matin, il se leva, anéanti. Défait, accusant le coup, il était
assis à la table, petit Pierre sur les genoux, attendant que son épouse lui
serve son déjeuner sans même se rendre compte de la nervosité de celle-ci.
Julianna termina de brasser vigoureusement la marmite pleine de gruau pour ne
pas que la bouillie d’avoine ne prenne encore au fond comme à l’accoutumée... Et
dire que le train de Henry allait entrer en gare dans à peine quelques heures et
Julianna n’avait pas encore mis son mari au courant ! François-Xavier faillit
s’étouffer quand Julianna, après lui avoir rempli un bol, attendit qu’il en
prenne une bouchée pour lui balancer d’un ton anodin :
— En passant, j’oubliais... Henry arrive par le train de cet
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