La chasse infernale

bons citadins et bourgeois de la ville qui les croisaient avec force jurons étouffés et regards de dédain. De-ci de-là des professeurs ou des maîtres de théologie se pavanaient comme des paons, la tête enveloppée du capuchon de laine au liseré de soie qui annonçait aux yeux de tous leur statut et leur importance. Sur leurs talons, des étudiants pauvres, ceux qui ne pouvaient s’acquitter de leurs droits, titubaient sous le poids des livres ou des sacs de leurs maîtres. Huissiers et proctors {12} , chargés de la discipline de l’université, s’avançaient à grands pas en brandissant des gourdins de frêne au bout plombé. À leur passage, les étudiants se taisaient, mais leur présence n’affectait en rien leur bonne humeur et leurs rodomontades.
    Corbett s’arrêta, brides enroulées autour de la main, et examina High Street. La rue avait changé : il y avait davantage de maisons de chaque côté, si serrées que leurs pignons se touchaient, barrant le passage à la lumière. Les masures des plus pauvres, renforcées de bardeaux et de chaume que la pluie avait transformés en une bouillie détrempée, s’imbriquaient entre elles. Les étals, bordant High Street, étaient baissés maintenant que l’averse avait cessé et le marché battait son plein. Bousculé et poussé de toutes parts, Corbett dut se remettre en marche. Derrière lui Ranulf leva un pied et grogna : la boue et la saleté montaient à hauteur de cheville et il regarda, plein de pitié, une bande de gamins qui, malgré le mauvais temps, jouaient, plongés dans la fange jusqu’à mi-cuisse. Ranulf ravala un juron. Il aurait aimé clamer son irritation dans les oreilles du magistrat qui marchait si stoïquement devant lui, mais le bruit devenait assourdissant. Corbett tourna tout à coup à gauche et emprunta une venelle sordide. C’était plus calme dans ces parages et, quand il les conduisit dans la cour du Treillis Rouge, Ranulf soupira de plaisir. Il jeta allègrement les rênes à un palefrenier renfrogné qui était sorti en maudissant à voix basse ces nouveaux hôtes qui troublaient son repos.
    — Mon estomac serait comblé, murmura Ranulf en se frottant le ventre, s’il pouvait boire et manger quelque chose.
    — Un peu de vin seulement, rétorqua Corbett.
    Sans tenir compte des regards furieux de son serviteur, il les amena dans la grand-salle qui sentait le renfermé. Ils vidèrent rapidement leurs gobelets sur le seuil puis regagnèrent les rues.
    — Que faisons-nous ? demanda Ranulf en se portant à la hauteur du magistrat. Où allons-nous, maître ?
    — Je veux vous montrer la ville, répondit Corbett. Je veux que vous la sentiez de corps et d’esprit.
    Il s’arrêta et fit signe à ses compagnons d’approcher.
    — Oxford est un monde en lui-même, expliqua-t-il. C’est une cité formée de plusieurs collèges qui sont autant de petits villages. Chacun a son propre domaine avec ses ateliers, ses dortoirs, ses forges et ses écuries.
    Il désigna la rue où Ranulf et Maltote aperçurent un grand portail clouté de fer dans un haut mur de clôture.
    — Voici Eagle Hall et il y en a bien d’autres. Chacun a ses privilèges, ses traditions et son histoire. Ils reçoivent des étudiants de France, du Hainaut, d’Espagne, des États allemands et même de plus loin à l’est. Les collèges se haïssent entre eux ; l’université hait la ville ; la ville éprouve de la rancoeur contre l’université. La violence est monnaie courante et les poignards toujours prêts. Parfois il faut s’enfuir et, ajouta-t-il, savoir dans quelle direction fuir pourrait vous sauver la vie.
    — Mais vous êtes le clerc du roi ! objecta Maltote en caressant les naseaux de sa monture. Obéiront-ils au mandat royal ?
    — Peu leur chaut, rétorqua Corbett. Imaginons que nous soyons attaqués maintenant, qui nous porterait secours ? Ou qui, plus tard, témoignerait en notre faveur ?
    Il donna une bourrade à Ranulf.
    — Garde ton capuchon, baisse la tête et ne touche pas à ta dague.
    Ils avancèrent dans High Street et s’écartèrent quand la porte d’une église s’ouvrit : des écoliers, en manteaux élimés serrés à la taille par une cordelette et des bandes de cuir, débouchèrent brusquement dans la rue après avoir entendu la messe de la mi-journée. Comme le fit remarquer Ranulf à voix basse, le service ne semblait pas les avoir beaucoup touchés. Ils se bousculaient en beuglant d’une voix