La chevauchée vers l'empire
regardait la piste
disparaître sous la neige. Il aurait voulu que ses souvenirs disparaissent eux
aussi au lieu de le torturer. Il se rappelait encore ce qu’il avait éprouvé
lorsqu’il avait reçu son paitze d’or de la main même de Gengis, du temps où le
monde s’offrait à eux. Il s’était totalement dévoué au khan, s’efforçant de se
montrer toujours à la hauteur de l’honneur qui lui avait été fait. Süböteï
soupira : Gengis était un homme digne d’être suivi, mais il n’aurait pas
voulu être son fils.
Ses éclaireurs lui annoncèrent enfin qu’un cavalier
solitaire traversait le bois. Un moment, il espéra que ce n’était pas Djötchi, que
celui-ci sacrifiait la vie de ses hommes à sa liberté. Gengis, lui, l’aurait
fait, mais son fils avait eu une vie différente.
Quand il vit que c’était bien Djötchi, il resta immobile sur
sa selle, espérant encore que le fils du khan changerait d’avis au dernier
moment. Mais il continua à se rapprocher et arrêta son cheval devant son ancien
général.
— Emmène-moi, Süböteï. Emmène-moi et laisse mes hommes
en paix.
Süböteï hocha la tête et Djötchi guida sa monture entre les
guerriers qui observaient la scène avec incompréhension. Le tuman fit demi-tour
pour rentrer, les deux généraux traversèrent les rangs pour en prendre la tête.
— Je suis désolé, dit Süböteï.
Djötchi lui adressa un regard étrange et soupira.
— Tu es un meilleur homme que mon père.
Voyant Süböteï baisser les yeux vers le sabre à la poignée
ornée d’une tête de loup, il demanda :
— Me laisseras-tu le porter ? Je l’ai gagné
loyalement.
Süböteï secoua la tête.
— Je ne peux pas. Je le garderai pour toi.
Djötchi hésita mais il était entouré d’hommes de Süböteï. Il
grimaça, soudain las du combat qu’il avait mené sa vie durant. Il défit la
ceinture à laquelle était accroché le fourreau.
Süböteï tendit le bras comme pour accepter le sabre et Djötchi,
tête baissée, regardait encore l’arme quand Süböteï lui trancha la gorge d’un
geste vif. Le jeune homme était déjà mort quand il tomba de sa monture, éclaboussant
la neige de son sang.
Süböteï sanglotait en descendant de cheval et chacune de ses
inspirations semblait lui être arrachée.
— Je suis désolé, mon ami, murmura-t-il. Je suis le
féal de ton père.
Il resta longtemps agenouillé près du corps et ses hommes se
gardèrent de parler.
Quand il se fut enfin ressaisi, il se releva, aspira une
longue goulée d’air glacé comme pour laver le sang qu’il avait sur les mains. Il
avait obéi aux ordres mais n’en tirait aucun réconfort.
— À l’aube, nous retournerons à leur camp, dit-il. Ils
viendront, maintenant qu’il est mort.
— Que faisons-nous du corps ? demanda un de ses
officiers de minghaan.
Lui aussi avait connu Djötchi quand il était enfant et Süböteï
fut incapable de croiser son regard.
— Nous l’emmènerons. Traitez-le avec respect. C’était
le fils du khan.
36
Gengis tira sur la bride de son cheval en arrivant à la
vallée du Panchir. Un vent hurlant faisait tournoyer la poussière et d’un côté
de la rivière une nuée d’oiseaux charognards sautillaient et se chamaillaient
avec des cris aigus. Le khan grogna en les voyant, talonna sa monture pour l’engager
dans la pente. Djebe menait les guerriers qui l’accompagnaient, y compris les
tumans de ses deux plus jeunes fils. Les hommes d’Ögödei avaient déjà pris part
à des fins de bataille ou à des raids, mais la plupart de ceux de Tolui étaient
encore très jeunes, certains ayant à peine quatorze ans. Ils regardaient autour
d’eux, les yeux écarquillés, la bouche bée, jusqu’à ce qu’un ancien les tire de
leur stupeur d’un coup de poignée de sabre dans les côtes.
Quarante mille Mongols couverts de poussière et amaigris
après une difficile chevauchée suivirent Gengis dans la vallée. Seul le tuman
de Djaghataï était resté pour protéger les familles et les conduire à de
nouveaux pâturages. Le khan avait emmené tous les autres guerriers disponibles,
avec pour chacun deux chevaux de réserve, chargés d’outrés d’eau et de vivres ;
la longue file de ces bêtes trottait en arrière, avec quelques hommes pour les
mener.
Dans la vallée, la chaleur augmenta au point que les Mongols
eurent l’impression qu’elle leur pressait la tête. La rivière coulait à leur
gauche, seule
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