La chute de l'Empire Romain
sang jaillissait, l’agonie était longue, les hurlements aigus comme ceux d’un animal qu’on saignait.
Galla Placidia avait crié et les esclaves s’étaient précipités, suivis par les soldats de sa garde.
Elle avait continué de crier et, poings fermés, elle avait chassé de la terrasse et de ses appartements ces hommes et ces femmes qu’elle frappait.
Quand elle fut seule, elle s’allongea de nouveau sur les dalles de marbre, reprenant difficilement son souffle, aux aguets, la gorge serrée comme si elle avait acquis une certitude qui l’oppressait :
L’Empire romain d’Occident n’était déjà plus qu’une apparence. Les Barbares avaient tout envahi, aussi bien les campagnes que les villes, les palais impériaux et les riches demeures à Ravenne, à Rome ou à Constantinople.
Et elle, Galla Placidia, n’avait-elle pas été l’épouse d’un chef wisigoth, Athaulf ?
Galla Placidia avait serré entre ses paumes ses tempes, comme si elle avait pu ainsi empêcher les souvenirs de l’envahir.
Elle avait prié, supplié Dieu qu’il lui accordât sa miséricorde.
Et elle avait réussi à repousser Athaulf − et ce qu’il avait exigé d’elle − au plus profond de sa mémoire.
Mais elle avait juré devant Dieu qu’elle ferait pénitence, qu’elle oserait évoquer ce mariage, ses liens de chair, avec le chef wisigoth.
Elle avait cru s’apaiser, trouver le sommeil mais le doute avait commencé à l’assaillir.
Son père, l’empereur Théodose le Grand, qu’elle avait admiré, dont elle avait suivi l’agonie comme une enfant fascinée et terrorisée, était né en Espagne, à Cauca. Il était le fils d’un général − le comte Théodose − que l’empereur Valens avait fait mettre à mort.
Symmaque avait assuré que le comte avait été injustement accusé d’avoir noué des liens avec les Barbares. Mais Galla Placidia continuait de douter. Son propre père n’avait-il pas choisi Stilicon le Vandale comme général en chef ? Et les Vandales avaient occupé un temps l’Espagne, le berceau des Théodose. Et Stilicon était devenu le maître des milices ; Théodose lui avait confié la tutelle sur l’empereur d’Occident Honorius, un enfant de onze ans.
Galla se souvenait de Stilicon et de son épouse, Serena, penchés comme des vautours sur l’empereur Théodose. Ces deux charognards collaient leurs oreilles sur la bouche du mourant.
Ils lui arrachaient des lambeaux de phrase. Et Théodose s’engageait d’un souffle à ce qu’Honorius épousât Marie − qui avait à peine neuf ans −, une des filles de Stilicon et de Serena.
On avait amené les deux enfants auprès du lit d’agonie. Ils avaient échangé les anneaux, répété les mots qu’on leur avait dictés, puis ils s’étaient éloignés.
Stilicon le Barbare était ainsi plus que le régent de l’empire d’Occident. Le mariage de sa fille avec l’empereur l’apparentait à la famille impériale.
Mais était-ce encore un Empire romain ? ou déjà un État barbare ?
Galla Placidia s’était souvenue, au cours de cette dernière nuit du mois d’août de l’an 440, du mariage qui avait été célébré à Constantinople, entre Arcadius, l’empereur d’Orient, et la fille du général Bautho, issu du peuple des Francs.
Les eunuques, qui grouillaient à la cour impériale, étaient dirigés par l’un d’eux, Eutrope, roué, servile, avide de pouvoir. Il avait organisé, voulu ce mariage qui affaiblissait Rufin, son rival.
Et la fille de Bautho, Eudoxie, baptisée, était une beauté franque, impérieuse, hardie, ambitieuse, voulant ce mariage et ce pouvoir. Et l’empereur Arcadius avait pour la première fois de sa vie tressailli, en voyant celle qu’on appelait la Barbare.
Comment Galla Placidia aurait-elle pu ne pas douter ?
L’Empire romain n’était-il pas pareil à ces vieilles demeures dont la pierre et le bois avec lesquels on les a construites sont rongés, friables ?
Et il suffît d’un orage pour que le bois et la pierre s’effritent et se brisent, et que la maison s’effondre et ne soit plus qu’un tas de décombres.
7.
Galla Placidia fut chaque nuit ensevelie sous les décombres de sa mémoire.
Elle se débattait, repoussant les voiles et les draperies qui retombaient de part et d’autre du lit.
Elle voulait crier mais sa bouche était si sèche qu’elle ne parvenait pas à desserrer ses lèvres scellées.
Elle voyait le visage de son père alors que
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