La Chute Des Géants: Le Siècle
battre le cœur plus vite. Mais un frisson de
crainte le parcourut à l’idée qu’il pouvait encore perdre cette femme enchanteresse.
La maison de Fitz n’était pas un
palais à proprement parler. La salle à manger tout en longueur occupait un
angle du bâtiment et donnait sur deux avenues. Il faisait encore clair en ce
beau jour d’été, mais on avait déjà allumé les lustres électriques dont les
reflets dansaient sur l’argenterie et les verres en cristal disposés avec soin
sur la table. En observant les autres invitées, Walter s’émerveilla une
nouvelle fois de l’indécence des décolletés qu’arboraient les Anglaises de la
haute société.
Ces réflexions étaient dignes d’un
adolescent. Il était temps qu’il se marie.
Dès qu’il se fut assis, Maud
retira sa chaussure et lui taquina le mollet du bout du pied. Il sourit, mais
elle vit tout de suite qu’il était préoccupé. « Que se passe-t-il ?
demanda-t-elle.
— Engage la conversation sur
l’ultimatum autrichien, répondit-il tout bas. Prétends que tu as entendu dire
qu’il a été envoyé. »
Maud s’adressa à Fitz, assis en
bout de table. « Il paraît que la réponse de l’empereur d’Autriche est enfin
parvenue à Belgrade. En as-tu entendu parler ? »
L’intéressé reposa sa cuillère. « On
m’a dit la même chose. Mais personne n’en connaît la teneur.
— Elle est assez rude, d’après
ce que j’ai compris, intervint Walter. Les Autrichiens exigent de jouer un rôle
dans la procédure judiciaire serbe.
— Jouer un rôle !
répéta Fitz. Mais si le Premier ministre serbe acceptait cette demande, il
serait obligé de démissionner. »
Walter acquiesça. Fitz partageait
son analyse. « C’est à croire que les Autrichiens veulent la guerre. »
Ces propos frôlaient la déloyauté envers un allié de l’Allemagne, mais l’inquiétude
lui faisait oublier toute prudence. Il surprit le regard de Maud. Elle était
pâle et silencieuse. Elle avait perçu la menace qui pesait sur eux.
« On ne peut que comprendre
le point de vue de François-Joseph, reprit Fitz. La subversion nationaliste
risque de déstabiliser un empire si on n’y met pas bon ordre. » Walter
devina qu’il pensait aux Irlandais qui réclamaient l’indépendance et aux Boers
qui contestaient la suprématie de l’Empire britannique en Afrique du Sud. « Tout
de même on n’écrase pas une noix avec un marteau-pilon », acheva-t-il.
Les valets de pied emportèrent
les bols de consommé et servirent un vin différent. Walter s’abstint de boire :
la soirée s’annonçait longue et il voulait garder les idées claires.
« J’ai vu aujourd’hui
Asquith, le Premier ministre, dit Maud à voix basse. Il redoute un véritable
Armageddon. » Elle semblait terrifiée. « Je ne l’ai pas cru, je l’avoue…
mais je me rends compte à présent qu’il avait peut-être raison.
— C’est ce que nous
craignons tous », soupira Fitz.
Comme toujours, Walter était
impressionné par les relations de Maud. L’air de rien, elle côtoyait les hommes
les plus puissants de Londres. Quand elle n’était qu’une gamine de onze ou
douze ans, se rappela-t-il, et que son père était ministre d’un gouvernement
conservateur, elle interrogeait gravement ses collègues lorsqu’ils se rendaient
à Ty Gwyn. Et ces hommes écoutaient avec attention la fillette et répondaient
patiemment à ses questions.
« Voyons le bon côté des
choses, reprit-elle. Si la guerre éclate, Asquith pense que l’Angleterre ne
sera pas obligée d’y participer. »
Walter se sentit le cœur plus
léger. Si la Grande-Bretagne restait à l’écart du conflit, celui-ci ne le
séparerait pas nécessairement de Maud.
Mais Fitz réagit avec réprobation :
« Vraiment ? Même si… » Il se tourna vers Walter. « Pardonne-moi,
von Ulrich… même si l’Allemagne envahit la France ?
— Asquith prétend que nous
nous contenterons d’un rôle de spectateurs, assura Maud.
— C’est bien ce que je
craignais, déclara Fitz d’un ton pontifiant. Ce gouvernement ne comprend pas l’équilibre
des forces en Europe. » En bon conservateur, il se méfiait des libéraux et
détestait personnellement Asquith, qui avait affaibli la Chambre des lords ;
mais surtout, la perspective d’une guerre ne lui inspirait aucune horreur.
Peut-être même, se dit Walter, s’en réjouissait-il dans une certaine mesure,
comme Otto. Et il jugeait
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