La Chute Des Géants: Le Siècle
c’était
vraiment agaçant.
Maud avait tenté de lui enseigner
le ragtime ce samedi matin à Ty Gwyn, sur le Bechstein droit niché entre les
plantes du petit salon. Le soleil d’été inondait ses hautes fenêtres. Assis
côte à côte sur le tabouret, les bras entrelacés, il s’était escrimé et elle
avait ri de bon cœur. Un délicieux bonheur.
L’humeur de Walter s’était
assombrie lorsqu’elle lui avait raconté comment son père l’avait persuadée de
rompre avec lui. S’il avait vu Otto ce soir-là à son retour à Londres, il
aurait eu du mal à ne pas exploser. Mais il était parti pour Vienne et Walter
avait dû ravaler sa colère. Il n’avait pas revu son père depuis.
Se rangeant aux désirs de Maud,
il avait accepté de garder le secret sur leurs fiançailles jusqu’à la fin de la
crise des Balkans. Or celle-ci se prolongeait, malgré un certain apaisement.
Près de quatre semaines s’étaient écoulées depuis l’attentat de Sarajevo, mais
l’empereur d’Autriche n’avait toujours pas adressé aux Serbes la lettre qu’il
retournait dans sa tête depuis si longtemps. Ces atermoiements encourageaient
Walter à espérer que le calme et la modération finiraient par l’emporter à
Vienne.
Assis devant le piano crapaud du
minuscule salon de sa garçonnière de Piccadilly, il se dit que les Autrichiens
avaient d’autres moyens que la guerre pour châtier les Serbes et panser leur
orgueil blessé. Ils pouvaient par exemple contraindre le gouvernement serbe à
interdire les journaux antiautrichiens et à purger l’armée et la fonction
publique de leurs éléments nationalistes. Les Serbes accepteraient sûrement de
telles exigences : ce serait certes humiliant, mais préférable à une
guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner.
Ensuite, les dirigeants des
grandes puissances européennes pourraient se détendre et se consacrer à leurs
problèmes intérieurs. Les Russes juguleraient leur grève nationale, les Anglais
materaient la mutinerie des protestants irlandais et les Français se
concentreraient sur le procès de Mme Caillaux, qui avait tué à coups de
revolver le directeur du Figaro pour avoir osé publier les lettres d’amour
de son époux.
Et Walter pourrait épouser Maud.
Il n’avait pas d’autre objectif.
Plus il pensait aux obstacles qui se dressaient devant lui, plus il était
résolu à les surmonter. Les quelques jours passés à imaginer la sinistre
perspective d’une vie sans la femme qu’il aimait l’avaient déterminé à cette
union, quel que soit le prix à payer pour lui comme pour elle. Tout en suivant
avec angoisse la partie d’échecs diplomatique qui se déroulait en Europe, il
examinait chaque coup en fonction des conséquences qu’il aurait sur Maud et sur
lui-même, reléguant le sort de l’Allemagne et du monde au second plan.
Il devait la voir ce soir, au
dîner qui précéderait le bal donné par la duchesse du Sussex. Il avait déjà
revêtu son habit de soirée avec cravate blanche. Il était temps de partir. Mais
comme il rabattait le couvercle du piano, la sonnette retentit et son valet
annonça le Comte Robert von Ulrich.
Celui-ci semblait maussade. Une
expression qui lui était familière. Du temps où ils étaient étudiants à Vienne,
Robert était déjà un jeune homme inquiet et malheureux. Ses sentiments l’attiraient
irrésistiblement vers des êtres que son éducation lui avait appris à juger
décadents. Lorsqu’il rentrait après avoir passé la soirée avec des hommes qui
partageaient ses penchants, il avait le même air, honteux mais provocant. Avec
le temps, il avait compris que si l’homosexualité, comme l’adultère, était
officiellement condamnée, elle n’en était pas moins officieusement tolérée – du
moins dans les milieux les plus sophistiqués –, et il avait fini par s’accepter.
S’il faisait cette tête aujourd’hui, c’était pour une autre raison.
« Je viens de lire le texte
de la note de l’empereur », annonça-t-il sur-le-champ.
Walter sentit son cœur battre d’espoir.
C’était peut-être la solution pacifique qu’il appelait de ses vœux. « Que
dit-il ? »
Robert lui tendit une feuille de
papier. « J’en ai recopié l’essentiel.
— A-t-elle été transmise au
gouvernement serbe ?
— Oui, dès six heures, heure
de Belgrade. »
L’empereur énonçait dix
exigences. Les trois premières portaient sur les points que Walter avait
anticipés, ainsi qu’il le
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