La Chute Des Géants: Le Siècle
tenue de
soirée, il se reprit : « Ou plutôt fort tard. » C’était un homme
séduisant dans un genre un peu abrupt, avec une moustache et un nez aquilin.
« J’étais en train de
rédiger un bref compte rendu des rumeurs de la nuit dernière. Puis-je faire
quelque chose pour Votre Altesse ?
— Je suis convoqué par Sir Edward
Grey. Vous pouvez m’accompagner et prendre des notes, si vous avez une veste de
rechange. »
Walter était enchanté. Le
ministre anglais des Affaires étrangères était l’un des personnages les plus
puissants du globe. S’il l’avait déjà croisé dans le petit monde de la
diplomatie londonienne, il n’avait échangé que quelques mots avec lui. Et voilà
que grâce à l’invitation désinvolte de Lichnowsky, il allait assister à une
rencontre officieuse entre deux des hommes qui tenaient le sort de l’Europe
entre leurs mains. Gottfried von Kessel en serait vert d’envie, songea-t-il.
Il se reprocha aussitôt cette
pensée mesquine. Cette rencontre pouvait être capitale. Contrairement à l’empereur
d’Autriche, Grey ne voulait peut-être pas la guerre. Chercherait-il à l’empêcher ?
C’était quelqu’un d’imprévisible. Dans quel camp allait-il se ranger ? S’il
était hostile à la guerre, Walter saisirait la moindre occasion de le soutenir.
Il conservait une redingote sur
un cintre derrière sa porte, précisément pour des urgences comme celle-ci. Il l’endossa
pardessus son gilet blanc après avoir enlevé sa queue-de-pie. Puis il attrapa
un carnet de notes et sortit du bâtiment sur les talons de l’ambassadeur.
Tandis que les deux hommes
traversaient St James’s Park dans la fraîcheur matinale, Walter fit part à son
patron de la rumeur portant sur la réponse serbe. L’ambassadeur avait un autre
bruit à lui rapporter : « Albert Ballin a dîné avec Winston Churchill
hier soir », annonça-t-il. Bien que juif, Ballin, un riche armateur
allemand, était un proche du kaiser et Churchill était responsable de la Royal
Navy. « J’aimerais bien savoir ce qu’ils se sont dit », conclut
Lichnowsky.
De toute évidence, il craignait
que son souverain ne contacte les Anglais par l’intermédiaire de Ballin au lieu
de passer par lui. « Je vais tâcher de le découvrir », proposa
Walter, ravi de pouvoir se montrer utile.
Au Foreign Office, un bâtiment
néoclassique que Walter ne pouvait s’empêcher de comparer à une pièce montée,
on les introduisit dans le bureau du ministre, une pièce respirant l’opulence
et donnant sur le parc. Tout ici semblait proclamer que l’Angleterre était la
nation la plus riche du monde et qu’elle pouvait imposer sa volonté à toutes
les autres.
Sir Edward Grey, un homme
maigre au visage cadavérique, détestait les étrangers et ne quittait presque
jamais l’Angleterre : aux yeux des Britanniques, cela faisait de lui un
ministre des Affaires étrangères idéal. « Merci d’être venu », dit-il
poliment. Il n’avait avec lui qu’un assistant muni d’un carnet de notes. Dès
que tout le monde fut assis, il entra dans le vif du sujet : « Nous
devons faire notre possible pour calmer le jeu dans les Balkans. »
Walter reprit espoir. C’étaient
là les propos d’un partisan de la paix. Grey ne voulait pas la guerre.
Lichnowsky acquiesça. Le Prince appartenait
à la faction pacifiste du gouvernement allemand. Il avait envoyé à Berlin un
télégramme bien senti pour demander que l’on freine l’Autriche, s’opposant
ainsi au père de Walter et à ses amis, pour lesquels l’Allemagne avait tout à
gagner à ce que la guerre éclate au plus vite, avant que la Russie et la France
n’aient accru leur puissance.
« Quelle que soit la réponse
des Autrichiens, reprit Grey, elle doit rester mesurée afin de ne pas provoquer
une réaction militaire du tsar. »
Exactement, pensa Walter, de plus
en plus captivé. Lichnowsky partageait visiblement cet avis. « Si je puis
me permettre, monsieur le ministre, vous avez mis dans le mille. »
Grey était indifférent aux
compliments. « Je suggère que l’Allemagne et l’Angleterre demandent de
conserve aux Autrichiens de repousser leur ultimatum. » Il consulta
machinalement l’horloge murale : il était six heures passées de quelques
minutes. « Ils ont exigé une réponse avant six heures du soir, heure de
Belgrade. Ils ne peuvent guère refuser d’accorder aux Serbes une journée
supplémentaire. »
Walter
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