La Chute Des Géants: Le Siècle
conversation
avec Walter von Ulrich.
Fitz et Maud avaient toujours été
proches. Leur père avait été un héros lointain, leur mère son assistante
mélancolique ; les deux enfants avaient trouvé dans leur tendresse
réciproque l'affection dont ils avaient besoin. Après la mort de leurs parents,
ils s'étaient accrochés l'un à l'autre, partageant leur chagrin. Fitz, âgé
alors de dix-huit ans, avait cherché à protéger sa petite sœur du monde cruel.
Quant à elle, elle lui vouait un véritable culte. Adulte, elle avait affirmé
une grande indépendance d'esprit, tandis qu'il continuait à penser qu'en
qualité de chef de famille, il se devait d'exercer sur sa sœur une certaine
autorité. Leur attachement réciproque s'était toutefois révélé assez solide
pour surmonter leurs divergences de vues – jusqu'à présent.
Maud attirait l'attention de
Walter sur un cupidon de bronze. Contrairement à Fitz, elle avait de solides
connaissances en matière d'art. Fitz espérait de tout cœur que le sujet
l'occuperait assez toute la soirée pour lui éviter d'évoquer les droits des
femmes. George V avait les libéraux en horreur, personne ne l'ignorait.
Les monarques étaient généralement conservateurs, mais les événements avaient
accentué la rigidité de celui-ci. Il était monté sur le trône en pleine crise
politique. Un Premier ministre libéral, H.H. Asquith – énergiquement
soutenu par l'opinion publique –, l'avait obligé, contre sa volonté, à
brider le pouvoir de la Chambre des lords. Cette humiliation lui restait sur le
cœur. Sa Majesté savait que Fitz, pair conservateur de la Chambre haute,
s'était battu jusqu'au bout contre cette prétendue réforme. Cependant, si Maud
le prenait à partie, il ne le pardonnerait jamais au comte.
Walter était un diplomate de rang
subalterne, mais son père était un des plus vieux amis du kaiser. Robert
pouvait, lui aussi, se flatter de relations prestigieuses : il était proche de
l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône de l'Empire austro-hongrois.
Un autre invité évoluait dans les cercles les plus élevés : un Américain,
un jeune homme dégingandé du nom de Gus Dewar, qui s'entretenait avec la
duchesse. Son père, sénateur, était un conseiller et un intime du président des
États-Unis, Woodrow Wilson. Fitz estimait avoir fait du bon travail en
rassemblant ce groupe de jeunes gens, l'élite dirigeante de l'avenir. Il
espérait avoir donné satisfaction au roi.
Malgré son affabilité, Gus Dewar
était d'un naturel emprunté. Il se tenait voûté, comme s'il regrettait de ne
pas être plus petit, moins visible. Il manquait d'assurance, mais ne se
départait jamais d'une aimable courtoisie. « Les Américains s'intéressent
plus aux affaires intérieures qu'à la politique étrangère, disait-il à la
duchesse. Mais, étant libéral, le président Wilson ne peut que se sentir plus
proche de démocraties comme la France et la Grande-Bretagne que de monarchies
autoritaires telles que l'Autriche et l'Allemagne. »
À cet instant, la double porte
s'ouvrit, les conversations s'interrompirent, le roi et la reine entrèrent. La Princesse Bea
fit la révérence, Fitz s'inclina et tous les autres les imitèrent. Il y eut
quelques instants de silence légèrement contraint, car personne n'était
autorisé à parler avant que le couple royal n'ait prononcé un mot. Le roi
s'adressa enfin à Bea : « J'ai séjourné dans cette maison il y a
vingt ans, savez-vous. » L'assistance respira.
Le roi était un homme soigné ;
Fitz s'en fit la réflexion tandis qu'ils échangeaient, à quatre, de menus
propos. Sa barbe et sa moustache étaient admirablement taillées et, s'il
commençait à se dégarnir, il lui restait suffisamment de cheveux sur le haut de
la tête pour les séparer par une raie parfaitement rectiligne. Il était mince
et portait bien l'habit de soirée ajusté : à l'inverse de son père,
Édouard VII, ce n'était pas un gastronome. Dans ses instants de loisirs,
il s'adonnait à des passe-temps requérant de la précision : il
collectionnait les timbres-poste, qu'il collait méticuleusement dans des
albums, un divertissement qui lui attirait les railleries d'intellectuels
londoniens irrespectueux.
La reine était plus imposante,
avec ses boucles grisonnantes et sa bouche au pli sévère. Sa poitrine superbe
était très avantagée par le décolleté profond alors à la mode. Fille d'un Prince allemand,
elle
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