La Chute Des Géants: Le Siècle
ne manquait pas d'audace. Walter
frôlait la limite du tolérable, songea Fitz, mal à l'aise.
Walter continua : « Les
Prussiens ont de solides traditions militaires, mais ils ne font pas la guerre
sans raison.
— Si je vous comprends bien,
l'Allemagne n'est pas agressive.
— Absolument, approuva
Walter. Je dirais même que l'Allemagne est la seule grande puissance
d'Europe continentale à n'être pas agressive. »
Un murmure étonné parcourut la
table et Fitz vit le roi hausser les sourcils. Dewar se renversa contre son
dossier, interloqué : « Que voulez-vous dire ? »
Les manières irréprochables de
Walter et l'affabilité de son ton retiraient de leur tranchant à ses propos
provocants. « Prenez l'Autriche, pour commencer. Mon cousin viennois,
Robert, admettra certainement qu'il ne déplairait pas à l'Empire
austro-hongrois d'élargir ses frontières au sud-est.
— Non sans raison, répliqua
Robert. Cette partie du monde, que les Britanniques appellent les Balkans, a
fait partie de l'Empire ottoman pendant des siècles. Or le pouvoir de la
Sublime Porte s'est effondré et les Balkans sont devenus une région instable.
L'empereur d'Autriche juge de son devoir sacré d'y maintenir l'ordre et d'y
protéger la religion chrétienne.
— Exactement, acquiesça
Walter. Mais la Russie souhaiterait, elle aussi, avoir des territoires dans les
Balkans. »
Fitz jugea bon de défendre le
gouvernement russe, peut-être par solidarité avec Bea. « Elle a de bonnes
raisons, elle aussi. La moitié du commerce extérieur de la Russie passe par la
mer Noire pour rejoindre la Méditerranée, par les détroits du Bosphore et des
Dardanelles. La Russie ne peut autoriser une autre grande puissance, quelle
qu'elle soit, à dominer les détroits en s'emparant de territoires à l'est des
Balkans. L'économie russe serait étranglée.
— Parfaitement, approuva
Walter. Passons à l'extrémité occidentale de l'Europe. La France nourrit
l'ambition de prendre à l'Allemagne les territoires d'Alsace et de
Lorraine. »
À ces propos, l'invité français,
Pierre Charlois, protesta avec véhémence. « Volés à la France il y a
quarante-trois ans !
— Je ne discuterai pas de ce
point, répondit Walter d'une voix égale. Disons simplement que
l'Alsace-Lorraine a rejoint l'Empire allemand en 1871, après la défaite de la
France à l'issue de la guerre franco-prussienne. Volés ou non, vous admettrez,
monsieur, que la France souhaite remettre la main sur ces régions.
— Naturellement. » Le
Français se cala dans son siège et sirota son porto.
« L'Italie elle-même
voudrait prendre à l'Autriche les territoires du Trentin…
— Dont la plupart des
habitants sont de langue italienne ! s'écria le signor Falli.
— … ainsi que la côte
dalmate…
— Qui regorge de lions
vénitiens, d'églises catholiques et de colonnes romaines !
— … et le Tyrol, une
province au long passé d'autonomie, et dont l'essentiel de la population parle
allemand.
— Nécessité stratégique.
— Bien sûr. »
Fitz prit conscience de
l'intelligence avec laquelle Walter avait procédé. Sans brutalité, tout en se
montrant discrètement provocateur, il avait poussé les représentants de chaque
nation à confirmer, en des termes plus ou moins belliqueux, leurs propres
ambitions territoriales.
Walter demanda alors : « Quel
territoire l'Allemagne réclame-t-elle ? » Il parcourut la table du
regard, mais personne ne répondit. « Aucun ! lança-t-il, triomphant.
Et l'Angleterre est le seul autre grand pays européen qui puisse en dire
autant ! »
Gus Dewar fit passer le porto et
commenta avec son accent américain traînant : « Je suppose que c'est
exact.
— Dans ce cas, pourquoi, mon
vieil ami Fitz, s'étonna Walter, devrions-nous nous faire la guerre un jour ? »
4.
Le dimanche matin, avant le petit
déjeuner, Lady Maud fit appeler Ethel.
Celle-ci réprima un soupir de
contrariété. Elle avait tant à faire ! Il était encore tôt, mais le
personnel était déjà en plein travail. Il fallait nettoyer toutes les
cheminées, rallumer les feux et remplir les seaux à charbon tant que les
invités n'étaient pas levés. Faire le ménage et mettre de l'ordre dans les
salles d'apparat – salle à manger, petit salon, bibliothèque, fumoir –
et dans les pièces communes plus modestes. Ethel inspectait les bouquets de la
salle de billard, remplaçant les fleurs qui flétrissaient
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